La cour et la ville de Madrid vers la fin du XVIIe siècle. Marie Catherine d'Aulnoy

La cour et la ville de Madrid vers la fin du XVIIe siècle - Marie Catherine  d'Aulnoy


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et en quelques autres, manque de pierre et de chaux. On m'a dit qu'à Madrid même on y voyait des maisons de terre, et que les plus belles sont faites de briques liées avec de la terre au lieu de chaux. Pour passer de la ville au faubourg de Béga, on traverse trois ponts de pierre; la porte qui répond à celui de Santa-Maria est fort élevée, avec l'image de la Vierge au-dessus; ce faubourg contient la plus grande partie des couvents et des hôpitaux: on y en voit un fort grand fondé par Philippe II, pour recevoir les pèlerins qui vont à Saint-Jacques, et les garder un jour; l'abbaye de Mille-Flores, dont le bâtiment est très-magnifique, n'en est pas très-éloignée. On voit encore dans ce faubourg plusieurs jardins qui sont arrosés de fontaines et de ruisseaux d'eaux vives; la rivière leur sert de canal, et l'on trouve, dans un grand parc entouré de murailles, des promenoirs en tous temps.

      Je voulus voir le saint crucifix qui est au couvent des Augustins; il est placé dans une chapelle du cloître assez grande et si sombre, qu'on ne l'aperçoit qu'à la lueur des lampes, qui sont sans cesse allumées; il y en a plus de cent; les unes sont d'or et les autres d'argent, d'une grosseur si extraordinaire, qu'elles couvrent toute la voûte de cette chapelle; il y a soixante chandeliers d'argent plus hauts que les plus grands hommes, et si lourds, qu'on ne les peut remuer à moins de se mettre deux ou trois ensemble. Ils sont rangés à terre des deux côtés de l'autel; ceux qui sont dessus sont d'or massif. L'on voit, entre deux, des croix de même garnies de pierreries, et des couronnes qui sont suspendues sur l'autel, ornées de diamants et de perles d'une beauté parfaite. La chapelle est tapissée d'un drap d'or fort épais; elle est si chargée de raretés et de vœux, qu'il s'en faut bien qu'il n'y ait assez de place pour les mettre tous; de sorte que l'on en garde une partie dans le trésor.

      Le saint crucifix est élevé sur l'autel, à peu près de grandeur naturelle; il est couvert de trois rideaux les uns sur les autres, tous brodés de perles, et de pierreries: quand on les ouvre, ce que l'on ne fait qu'après de très-grandes cérémonies, et pour des personnes distinguées, l'on sonne plusieurs cloches; tout le monde est prosterné à genoux, et il faut demeurer d'accord que ce lieu et cette vue inspirent un très-grand respect. Le crucifix est de sculpture et ne peut être mieux fait, sa carnation est très-naturelle; il est couvert, depuis l'estomac jusqu'aux pieds, d'une toile fine fort plissée, qui fait comme une espèce de jupe; ce qui ne lui convient guère, du moins à mon sens.

      On tient que c'est Nicodème qui l'a fait; mais ceux qui aiment toujours le merveilleux prétendent qu'il a été apporté du ciel miraculeusement. On m'a conté que de certains religieux de cette ville le volèrent autrefois et l'emportèrent, et qu'il fut retrouvé le lendemain dans sa chapelle ordinaire; qu'alors ces bons moines le remportèrent à force ouverte une autre fois, et qu'il revint encore. Quoi qu'il en soit, il fait plusieurs miracles, et c'est une des plus grandes dévotions de l'Espagne; les religieux disent qu'il sue tous les vendredis29.

      J'allais rentrer dans l'hôtellerie, lorsque nous vîmes le valet de chambre du chevalier de Cardone qui accourait de toute sa force après nous. Il était botté, et trois religieux le suivaient fort échauffés. Je fis dans ce moment un jugement fort téméraire, car je ne pus m'empêcher de croire que c'est qu'il avait volé quelque chose dans cette riche chapelle et qu'on l'avait pris sur le fait. Mais son maître, qui était avec moi, lui ayant demandé ce qui le faisait aller si vite, il lui dit qu'il était entré avec ses éperons dans la chapelle du Saint-Crucifix, qu'il y était demeuré le dernier, et que les religieux l'avaient enfermé pour lui faire donner de l'argent; qu'il s'était échappé de leurs mains après en avoir reçu quelques gourmades, et qu'ils le poursuivaient encore, comme nous venions de voir. C'est la vérité que l'on n'y porte point d'éperons, ou que tout au moins il en coûte quelque chose. La ville n'est pas extrêmement grande; elle est ornée d'une belle place, où il y a de hauts piliers qui soutiennent de fort jolies maisons; l'on y fait souvent des courses de taureaux, car le peuple aime beaucoup cette sorte de divertissement. Il y a aussi un pont très-bien bâti, fort long et fort large. La rivière qui passe dessous arrose une prairie, au bord de laquelle on voit des allées d'arbres qui forment un bocage très-riant; le commerce autrefois y était considérable, mais il est bien diminué. On y parle mieux castillan qu'en aucun autre lieu de l'Espagne, et les hommes y sont naturellement soldats; de manière que lorsque le Roi en a besoin, il en trouve là de plus braves et en plus grand nombre qu'ailleurs.

      Après le souper, on se mit au jeu à l'ordinaire; Don Sanche Sarmiento dit qu'il cédait sa place à qui la voudrait, et qu'il lui semblait que c'était à lui de m'entretenir ce soir-là. Je savais qu'il y avait très-peu qu'il était de retour de Sicile. Je lui demandai s'il avait été un de ceux qui avaient aidé à châtier ce peuple rebelle. Hélas! Madame, dit-il, le marquis de Las-Navas30 suffisait pour les punir au delà de leur crime. J'étais à Naples dans le dessein de passer en Flandre, où j'ai des parents du même nom que moi. Le marquis de Los-Velez, Vice-Roi de Naples, m'engagea à quitter mon premier projet et à m'embarquer avec le marquis de Las-Navas, que le Roi envoyait Vice-Roi en Sicile. Nous fîmes voile sur deux bâtiments de Majorque, et nous nous rendîmes à Messine, le 6 de janvier. Comme il n'avait point fait avertir de sa venue et que personne n'y était préparé, on n'eut pas le temps de le recevoir avec les honneurs que l'on rend d'ordinaire aux Vice-Rois; mais, en vérité, ses intentions étaient si contraires à ces pauvres gens, que son entrée n'aurait été accompagnée que de larmes.

      Il fut à peine arrivé qu'il fit mettre en prison deux jurats, nommés Vicenzo Zuffo et Don Diego; il établit deux Espagnols à leur place; il cassa rigoureusement l'Académie des Chevaliers de l'Étoile et commença d'exécuter les ordres que Don Vicenzo Gonzaga avait reçus depuis longtemps et qu'il avait éludés par bonté ou par faiblesse. Il fit publier aussitôt un règlement par lequel le Roi changeait toute la forme du gouvernement de Messine, ôtait à la ville les revenus dont elle jouissait, lui défendait de porter à l'avenir le titre glorieux d'Exemplaire, cassait le Sénat et mettait à la place des six jurats, six élus, dont deux seraient Espagnols; que ces élus ne pourraient plus à l'avenir aller en public avec leurs habits de magistrats; que les tambours et les trompettes ne marcheraient plus devant eux; qu'ils n'iraient pas ensemble dans un même carrosse à quatre chevaux, comme ils avaient accoutumé; qu'au lieu du Stratico, qui demeurait aboli, le Roi nommerait un gouverneur espagnol qu'il pourrait révoquer à sa volonté; qu'ils ne seraient plus assis que sur un banc; qu'on ne les encenserait plus dans les églises; qu'ils seraient habillés à l'espagnole; qu'ils ne pourraient s'assembler pour les affaires publiques que dans une chambre du palais du vice-roi, et qu'ils n'auraient plus de juridiction sur le plat pays31.

      Chacun demeura consterné, comme si les carreaux de la foudre étaient tombés du ciel pour les écraser. Mais leur douleur augmenta bien le cinquième du même mois, lorsque le mestre de camp général fit enlever tous les priviléges en original, et jusqu'aux copies qu'il trouva dans le palais de la ville, et le bourreau brûla publiquement ces papiers. L'on arrêta ensuite le prince de Condro: et la désolation de sa famille, mais particulièrement de la princesse Éléonore, sa sœur, avait quelque chose de si touchant, que l'on ne pouvait se défendre de mêler ses larmes aux siennes. Cette jeune personne n'a pas encore dix-huit ans; sa beauté et son esprit sont de ces miracles qui surprennent toujours. Don Sanche s'attendrit au souvenir de la princesse, et je connus aisément que la pitié n'avait pas toute seule part à ce qu'il m'en disait. Il continua, cependant, à me parler de Messine.

      Le Vice-Roi, ajouta-t-il, fit publier une ordonnance par laquelle il était enjoint à tous les bourgeois, sous peine de dix ans de prison et de cinq mille écus d'amende, d'apporter leurs armes dans son palais. Il fit en même temps ôter la grosse cloche de l'hôtel de ville, qui servait à faire prendre les armes aux habitants, et, devant lui, on la brisa en mille morceaux. Il déclara peu après qu'il allait faire bâtir une citadelle qui contiendrait le quartier appelé Terra-Nova jusqu'à la mer. On fondit par son ordre toutes les cloches de l'église cathédrale, pour faire la statue du Roi d'Espagne, et les enfants du prince de Condro furent arrêtés. Mais leur crainte devint extrême, lorsque le Vice-Roi fit couper la tête à Don Vicenzo Zuffo, l'un des jurats. Cet exemple de sévérité alarma tout le monde, et ce qui parut plus terrible, c'est que, dans les


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Le besoin du vrai, si repoussant qu'il soit, dit un de nos contemporains, est un trait caractéristique de l'art espagnol: l'idéal et la convention ne sont pas dans le génie de ce peuple, dénué complètement d'esthétique. La sculpture n'est pas suffisante pour lui; il lui faut des statues coloriées, des madones fardées et revêtues d'habits véritables. Jamais, à son gré, l'illusion matérielle n'a été portée assez loin, et cet amour effréné du réalisme lui a fait souvent franchir le pas qui sépare la statuaire du cabinet de figures de cire de Curtius.

Le célèbre Christ si révéré de Burgos, que l'on ne peut faire voir qu'après avoir allumé des cierges, est un exemple frappant de ce goût bizarre. Ce n'est plus de la pierre, du bois enluminé: c'est une peau humaine (on le dit, du moins), rembourrée avec beaucoup d'art et de soin. Les cheveux sont de véritables cheveux; les yeux ont des cils, la couronne d'épines est en vraies ronces, aucun détail n'est oublié. Rien n'est plus lugubre et plus inquiétant à voir que ce long fantôme crucifié, avec son faux air de vie et son immobilité morte; la peau, d'un ton rance et bistré, est rayée de longs filets de sang si bien imités, qu'on croirait qu'il ruisselle effectivement. Il ne faut pas un grand effort d'imagination pour ajouter foi à la légende, qui raconte que ce crucifix miraculeux saigne tous les vendredis. Au lieu d'une draperie enroulée et volante, le Christ de Burgos porte un jupon blanc brodé d'or qui lui descend de la ceinture aux genoux; cet ajustement produit un effet singulier, surtout pour nous qui ne sommes pas habitués à voir Notre-Seigneur ainsi costumé. Au bas de la croix sont enchâssés trois œufs d'autruche, ornement symbolique dont le sens m'échappe, à moins que ce ne soit une allusion à la Trinité, principe et germe de tout. (Théophile Gautier, Voyage en Espagne, p. 50.)

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Les historiens, entre autres Dunlope, attribuent la répression des troubles de Sicile, les uns au comte de San Estevan, les autres au marquis de Las-Navas. Il est facile de les mettre d'accord; ces deux titres appartenaient au même personnage, Don Francisco de Benavides de la Cueva Davila y Torella, neuvième comte de San Estevan del Puerto, marquis de Solera et de Las-Navas, comte de Concentaina et de Risco, capitaine général de Sardaigne, puis de Sicile et de Naples. Revenu en Espagne en 1696, il fut nommé conseiller d'État, cavallerizo mayor, puis mayordomo mayor; la même année, il se couvrit devant le Roi.

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Le Roi d'Espagne n'était représenté à Messine que par le Stradico, dont la nomination lui était réservée. Toutes les affaires passaient par les mains des sénateurs élus par la noblesse et le peuple et les jurats qui représentaient les vingt métiers de la bourgeoisie. La ville avait des priviléges considérables qu'elle prétendait remonter au temps d'Arcadius; entre autres, elle déterminait ses impôts et exerçait une juridiction sans appel sur tout le territoire environnant. Restée fidèle au Roi d'Espagne lors de l'insurrection de 1647, elle avait obtenu à cette époque le monopole des soies de Sicile. Ce monopole souleva de telles plaintes, que le Roi Charles II se vit dans la nécessité de l'abolir. La ville de Messine, à son tour, envoya des députés porter ses plaintes à Madrid et eut l'étrange idée de demander pour eux le traitement accordé aux ambassadeurs des têtes couronnées. Charles II repoussa cette prétention et, de plus, il maintint sa décision première. Il en était résulté à Messine un sentiment d'irritation qu'étaient venus aggraver des démêlés avec le Stradico, Don Luis de Hojo. Ce personnage, usant de la politique habituelle aux Espagnols, mit la faction populaire des Merli aux prises avec la faction aristocratique des Malvezzi. Les Malvezzi, poussés à bout, appelèrent à leur aide la flotte française, qui, après avoir occupé quelque temps la ville, dut s'éloigner et abandonna ainsi Messine à la vengeance du Roi d'Espagne.