La cour et la ville de Madrid vers la fin du XVIIe siècle. Marie Catherine d'Aulnoy

La cour et la ville de Madrid vers la fin du XVIIe siècle - Marie Catherine  d'Aulnoy


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il les assura que tout y était calme et que l'amnistie générale y devait être déjà publiée; et pour leur faciliter le passage, il leur donna des passe-ports. Ces pauvres gens, qui n'avaient pas pris les armes et qui n'étaient pas du nombre des révoltés, ne se reprochaient rien et ne croyaient pas aussi qu'on dût les traiter en coupables; ils se rendirent à Messine. Mais ils avaient à peine pris terre au port, que la joie de se revoir dans leur pays natal et au milieu de leurs amis, fut étrangement troublée lorsqu'on les arrêta; et, sans aucun quartier, dès le lendemain, le Vice-Roi les fit tous pendre, n'ayant point d'égards ni pour l'âge ni pour le sexe32. Il envoya renverser la grosse tour de Palerme; et les principaux bourgeois de cette ville ayant voulu s'opposer aux impôts excessifs que le marquis de Las-Navas venait de mettre sur le blé, les soies et les autres marchandises, il les envoya aux galères, sans se laisser toucher par les larmes de leurs femmes et par le besoin que tant de malheureux enfants pouvaient avoir de leurs pères33.

      Je vous avoue, continua Don Sanche, que mon caractère est si opposé aux rigueurs qu'on exerce chaque jour sur ce misérable peuple, qu'il me fut impossible de rester plus longtemps à Messine. Le marquis de Las-Navas voulait envoyer à Madrid pour informer le Roi de ce qu'il avait fait. Je le priai de me charger de cette commission; et, en effet, il me donna ses dépêches que j'ai rendues à Sa Majesté, et, en même temps, je parlai pour le comte de Condro. J'ose croire que mes offices ne lui seront pas tout à fait inutiles. Je suis persuadée, lui dis-je, que ç'a été le principal motif de votre voyage. Je ne suis pas pénétrante, mais il me semble que vous prenez un tendre intérêt dans les affaires de cette famille. Il est vrai, Madame, continua-t-il, que l'injustice que l'on fait à ce malheureux prince me touche sensiblement. S'il n'était pas frère de la princesse Éléonore, lui dis-je, peut-être que vous seriez plus tranquille sur ce qui le regarde; mais n'en parlons plus. Je remarque que ce souvenir vous afflige; veuillez plutôt m'apprendre quelque chose de ce qu'on trouve de plus remarquable dans votre pays. Ah! Madame, s'écria-t-il, vous me voulez insulter, car je ne doute pas que vous sachiez que la Galice est si pauvre et d'une beauté si médiocre, qu'il n'y a pas lieu de la vanter; ce n'est pas que la ville de Saint-Jacques de Compostelle ne soit considérable; elle est capitale de la province, et il n'y en a guère, en Espagne, qui lui puisse être supérieure en grandeur ni en richesses. Son archevêché vaut soixante-dix mille écus de rente, et le chapitre en a autant. Elle est située dans une agréable plaine entourée de coteaux dont la hauteur est médiocre, et il semble que la nature ne les a mis en ce lieu que pour garantir la ville des vents mortels qui viennent des autres montagnes. Il y a une université; on y voit de beaux palais, de grandes églises, des places publiques, et un hôpital des plus considérables et des mieux servis de l'Europe. Il est composé de deux cours, d'une grandeur extraordinaire, bâties chacune de quatre côtés avec des fontaines au milieu; plusieurs chevaliers de Saint-Jacques demeurent dans cette ville; et la métropole, qui est dédiée à ce saint, conserve son corps. Elle est extrêmement belle et prodigieusement riche. On prétend que l'on entend au tombeau de saint Jacques un cliquetis, comme si c'était des armes que l'on frappât les unes contre les autres, et ce bruit ne se fait que lorsque les Espagnols doivent souffrir quelque grande perte. Sa figure est représentée sur l'autel, et les pèlerins la baisent trois fois, et lui mettent leurs chapeaux sur la tête, car cela est de la cérémonie. Ils en font encore une autre assez singulière; ils montent au-dessus de l'église qui est couverte de grandes pierres plates; en ce lieu est une croix de fer où les pèlerins attachent toujours quelques lambeaux de leurs habits34. Ils passent sous cette croix par un endroit si petit, qu'il faut qu'ils se glissent sur l'estomac contre le pavé, et ceux qui ne sont pas menus sont prêts à crever. Mais il y en a eu de si simples et de si superstitieux qu'ayant omis de le faire, ils sont revenus exprès de quatre ou cinq cents lieues, car on voit là des pèlerins de toutes les contrées du monde. Il y a la chapelle de France dont on a beaucoup de soin. L'on assure que les Rois de France y font du bien de temps en temps. L'église qui est sous terre est plus belle que celle d'en haut. On y trouve des tombeaux superbes et des épitaphes très-anciennes qui exercent la curiosité des voyageurs. Le palais archiépiscopal est grand, vaste, bien bâti, et son antiquité lui donne des beautés au lieu de lui en ôter. Un homme de ma connaissance, grand chercheur d'étymologies, assurait que la ville de Compostelle se nommait ainsi, parce que saint Jacques devait souffrir le martyre dans le lieu où il verrait paraître une étoile à Campo-Stella. Il est vrai, reprit-il, que quelques gens le prétendent ainsi, mais le zèle et la crédulité du peuple vont bien plus loin, et l'on montre à Padion, proche de Compostelle, une pierre creuse, et l'on prétend que c'était le petit bateau dans lequel saint Jacques arriva après avoir passé dedans tant de mers, où, sans un continuel miracle, la pierre aurait bien dû aller au fond. Vous n'avez pas l'air d'y ajouter foi, lui dis-je. Il se prit à sourire, et, continuant son discours: Je ne puis m'empêcher, dit-il, de vous faire la description de nos milices; on les assemble tous les ans au mois d'octobre, et tous les jeunes hommes, depuis l'âge de quinze ans, sont obligés de se montrer; car s'il arrivait qu'un père ou qu'un parent celât son fils ou son cousin, et que ceux qui les assemblent le sussent, ils feraient condamner celui qui cache son enfant à demeurer toute sa vie en prison. L'on en a vu quelquefois des exemples; mais, à la vérité, ils ne sont pas fréquents, et les paysans ont une si grande joie de se voir armer et de se voir traiter de cavalleros et de nobles soldados del Rey, qu'ils ne voudraient pour rien perdre cette occasion. Il est rare que dans tout un régiment il se trouve deux soldats qui aient plus d'une chemise; leurs habits sont d'une étoffe si épaisse, qu'il semble qu'elle soit faite avec de la ficelle. Leurs souliers sont de corde; les jambes nues; chacun porte quelques plumes de coq ou de paon à son petit chapeau, qui est retroussé par derrière avec une fraise de guenilles au cou; leur épée, bien souvent sans fourreau, ne tient qu'à une corde; le reste de leurs armes n'est guère en meilleur ordre, et, dans cet équipage, ils vont gravement à Tuy où est le rendez-vous général, parce que c'est une place frontière au Portugal35. Il y en a trois de cette manière: celle-là, Ciudad-Rodrigo et Badajoz; mais Tuy est la mieux gardée, parce qu'elle est vis-à-vis de Valencia, place considérable du royaume de Portugal et que l'on a fortifiée avec soin. Ces deux villes sont si proches, qu'elles peuvent se battre à coups de canon; et, si les Portugais n'ont rien oublié pour mettre hors d'insulte Valencia, les Espagnols prétendent que Tuy n'est pas moins en état de se défendre. Elle est bâtie sur une montagne, dont la rivière de Minho mouille le pied, avec de bons remparts, de fortes murailles et beaucoup d'artillerie. C'est là, dis-je, que nos Gallegos demandent à combattre les ennemis du Roi et qu'ils assurent, d'un air un peu fanfaron, qu'ils ne les craignent pas. Il en est peut-être quelque chose; car, dans la suite des temps, on en forme d'aussi bonnes troupes qu'il s'en puisse trouver dans toute l'Espagne. Cependant c'est un mal pour le royaume que l'on en prenne ainsi toute la jeunesse. Les terres, pour la plupart, y demeurent incultes, et, du côté de Saint-Jacques-de-Compostelle, il semble que ce soit un désert; de celui de l'Océan, le pays étant meilleur et plus peuplé, il y a beaucoup de choses utiles à la vie et même agréables, comme des grenades, des oranges, des citrons, de plusieurs sortes de fruits, d'excellent poisson, et particulièrement des sardines plus délicates que celles qui viennent de Royan à Bordeaux.

      Une des choses, à mon gré, les plus singulières de ce royaume, c'est la ville d'Orense, dont une partie jouit toujours des douceurs du printemps et des fruits de l'automne à cause d'une quantité de sources d'eau bouillante qui échauffent l'air par leurs exhalaisons, pendant que l'autre partie de cette même ville éprouve la rigueur des plus longs hivers, parce qu'elle est au pied d'une montagne très-froide; ainsi, l'on y trouve, dans l'espace d'une seule saison, toutes celles qui composent le cours de l'année.

      Vous ne me parlez point, interrompis-je, de cette merveilleuse fontaine appelée Louzana. Hé! qui vous en a parlé à vous-même, Madame, dit-il d'un air enjoué? Des personnes qui l'ont vue, ajoutai-je. On vous a donc appris, continua-t-il, que dans la haute montagne de Cebret, on trouve cette fontaine à la source du fleuve Lours, laquelle a son flux et son reflux comme la mer, bien qu'elle en soit éloignée de vingt lieues; que plus les chaleurs sont grandes, plus elle jette d'eau, et que cette eau est quelquefois froide comme de la glace, et quelquefois aussi


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<p>32</p>

Madame d'Aulnoy exagère en cette circonstance les rigueurs de l'Espagne. L'amnistie accordée par le Roi fut respectée; mais, trois mois après l'entrée des troupes espagnoles à Messine, un complot ourdi dans le but de livrer la ville aux Turcs amena une répression infiniment plus violente que la première. Vingt habitants furent condamnés à mort, soixante aux galères, quarante au bannissement. Les biens des fugitifs furent confisqués et les priviléges de la ville modifiés, ainsi que le dit madame d'Aulnoy.

<p>33</p>

La situation des Vice-Rois en Espagne, il faut le dire, n'était pas facile. En Sicile, de même que dans les autres contrées soumises à la couronne d'Espagne, ils avaient à tenir compte de priviléges qui les arrêtaient à chaque pas. Les provinces, les villes, les corporations, le clergé, la noblesse, avaient les leurs et les défendaient opiniâtrément; il était impossible de leur faire entendre raison. Pour se maintenir pendant quelques années, les Vice-Rois étaient obligés de s'appuyer tour à tour sur Palerme contre Messine, ou sur Messine contre Palerme; de gagner à tout prix les magistrats influents et d'ajourner la solution des questions les plus délicates. Les fonctionnaires révocables leur étaient dévoués; ceux qui étaient inamovibles leur faisaient subir une opposition tracassière, attribuant toutes les mesures utiles à leur influence personnelle, tandis qu'ils imputaient les décisions impopulaires au mépris que l'on faisait de leurs conseils. Les deux partis en appelaient fréquemment au Conseil d'Italie, et la lutte qui avait commencé en Sicile se continuait à Madrid. Toujours acharnés contre leur ennemi, les Siciliens appuyaient leurs plaintes par des présents et des menaces, et ils finissaient ordinairement par obtenir une enquête dont le résultat était le rappel du Vice-Roi. (Weiss, t. I, p. 216.)

<p>34</p>

Cet usage est un vestige des mœurs arabes. Les pèlerins musulmans laissent de semblables témoignages de leur dévotion dans les lieux saints qu'ils visitent.

<p>35</p>

Ainsi que nous l'avons dit, les Basques ne laissaient pas le Roi amener des troupes étrangères dans leur pays et se chargeaient de le défendre eux-mêmes.