Récits d'une tante (Vol. 2 de 4). Boigne Louise-Eléonore-Charlotte-Adélaide d'Osmond
il voulait qu'on en prît grand soin. La partie sarde du Conseil approuva l'avis du Roi. Monsieur de Valese et monsieur de Balbe se turent en baissant les yeux. La destruction du cabinet d'ornithologie et la conservation de celui des oiseaux passa à l'immense majorité.
Ces niaiseries, dont je ne rapporterai que celle-là mais qui se renouvelaient journellement, rendaient le gouvernement ridicule, et, lorsque nous arrivâmes à Turin, il était dans le plus haut degré de déconsidération. Depuis, l'extrême bonhomie du Roi lui avait rendu une sorte de popularité, et la nécessité l'avait forcé, de son côté, à tempérer les dispositions absurdes rapportées de Cagliari. Il fallait en revenir aux personnes dont le pays connaissait et appréciait le mérite, lors même qu'elles n'auraient pas passé vingt-cinq années de leur vie dans l'oisiveté.
Monsieur de Valese avait bien un peu de peine à s'associer des gens avec lesquels il avait été longtemps en hostilité: peut-être même craignait-il que les répugnances, une fois complètement surmontées, on ne trouvât parmi ceux qui avaient servi l'Empereur des capacités supérieures à la sienne. Cependant, comme il était homme d'honneur et voulant le bien, il engageait le Roi à confier les places importantes aux personnes en état de les faire convenablement et chaque jour apportait quelque amélioration aux premières extravagances.
L'absence de la Reine, restée en Sardaigne, rendait le Roi plus accessible aux conseils de la raison. Cependant elle avait délégué son influence à un comte de Roburent, grand écuyer et espèce de favori dont l'importance marquait dans cette Cour. C'était le représentant de l'émigration et de l'ancien régime, avec toute l'exagération qu'on peut supposer à un homme très borné et profondément ignorant. Je me rappelle qu'un jour, chez mon père, on parla du baptême que les matelots font subir lorsqu'on passe la ligne; mon père dit l'avoir reçu; monsieur de Roburent reprit avec un sourire bien gracieux: «Votre Excellence a passé sous la ligne; vous avez donc été ambassadeur à Constantinople?»
Il y avait alors trois codes également en usage en Piémont; l'ancien code civil, le code militaire qui trouvait moyen d'évoquer toutes les affaires, et le code Napoléon. Selon que l'un ou l'autre était favorable à la partie protégée par le pouvoir, un Biglietto regio enjoignait de s'en servir; cela se renouvelait à chaque occasion. À la vérité, si cette précaution était insuffisante, un second Biglietto regio cassait le jugement et, sans renvoyer devant une autre cour, décidait le contraire de l'arrêt rendu. Mais il faut l'avouer, ceci n'arrivait guère que pour les gens tout à fait en faveur.
Il y eut une aventure qui fit assez de bruit pendant notre séjour. Deux nobles piémontais de province avaient eu un procès qui fut jugé à Casal. Le perdant arriva en poste à Turin, parvint chez monsieur de Roburent et lui représenta que ce jugement était inique, attendu qu'il était son cousin. Monsieur de Roburent comprit toute la force de cet argument, et obtint facilement un Biglietto regio en faveur du cousin. Trois jours après, arrive l'autre partie, apportant pour toute pièce à consulter une généalogie prouvant qu'il était, aussi, cousin de monsieur de Roburent et d'un degré plus rapproché. Celui-ci l'examine avec grand soin, convient de l'injustice qu'il a commise, descend chez le Roi, et rapporte un second Biglietto regio qui rétablit le jugement du tribunal. Tout cela se passait sans mystère; il ne fallait en mettre un peu que pour en rire, quand on était dans une position officielle comme la nôtre.
L'intolérance était portée au point que l'ambassade de France devint un lieu de réprobation. On ne pardonnait pas à notre Roi d'avoir donné la Charte, encore moins à mon père de l'approuver et de proclamer hautement que cette mesure, pleine de sagesse, était rendue indispensable par l'esprit public en France.
Ces doctrines subversives se trouvaient tellement contraires à l'esprit du gouvernement sarde que, ne pouvant empêcher l'ambassadeur de les professer, on laissait entrevoir aux piémontais qu'il valait mieux ne point s'exposer à les entendre.
Les Purs étaient peu disposés à venir à l'ambassade. Ceux qui, ayant servi en France, avaient des idées un peu plus libérales, craignaient de se compromettre, de sorte que nous ne voyions guère les gens du pays qu'en visite de cérémonie. Il n'y avait pas grand'chose à regretter.
La société de Turin, comme celle de presque toutes les villes d'Italie, offre peu de ces honnêtes médiocrités dont se compose le monde dans les autres contrées. Quelques savants et des gens de la plus haute distinction, plus nombreux peut-être qu'ils ne sont ailleurs, y mènent une vie retirée, pleine d'intérêt et d'intelligence. Si on peut pénétrer dans cette coterie ou en faire sortir quelques-uns des membres qui la composent, on est amplement payé des soins qu'il a fallu se donner pour atteindre à ce but, mais cela est fort difficile. En revanche, la masse dansante et visitante est d'une sottise, d'une ignorance fabuleuses.
On dit que, dans le sud de l'Italie, on trouve de l'esprit naturel. Le Piémont tient du nord pour l'intelligence et du midi pour l'éducation. En tout, ce pays est assez mal partagé. Son climat, plus froid que celui de France en hiver, est plus orageux, plus péniblement étouffant que l'Italie en été; et les beaux-arts n'ont pas franchi les Apennins pour venir jusqu'à lui: ils seraient effarouchés par l'horrible jargon qu'on y parle; il les avertirait bien promptement qu'ils ne sont point dans leur patrie.
Tout le temps de mon séjour à Turin, j'ai entendu régulièrement chaque jour, pendant ce qu'on appelait l'avant-soirée où mon père recevait les visites, discuter sur une question que je vais présenter consciencieusement sous toutes ses faces.
Le prince Borghèse, gouverneur du Piémont sous l'Empereur, avait fait placer un lustre dans la salle du grand théâtre. C'était, il faut tout dire, une innovation. Il offrit de le donner, il offrit de le vendre, il offrit de le faire ôter à ses frais, il offrit d'être censé le vendre sans en réclamer le prix, il offrit d'accepter tout ce que le Roi en voudrait donner, il offrit enfin qu'il n'en fût fait aucune mention… Je me serais volontiers accommodée de ce dernier moyen. Lorsque j'ai quitté Turin au bout de dix mois, il n'y avait pas encore de parti pris, et la société continuait à être agitée par des opinions très passionnées au sujet du lustre; on attendait l'arrivée de la Reine pour en décider.
La distribution des loges avait, pour un temps, apporté quelque distraction à cette grande occupation. J'étais si peu préparée à ces usages que je ne puis dire avec quel étonnement j'appris qu'aux approches du carnaval le Roi s'était rendu au théâtre, avec son confesseur, pour décider à qui les loges seraient accordées. Les gens bien pensants étaient les mieux traités. Cependant, il fallait ajouter aux bonnes opinions la qualité de grand seigneur pour en avoir une aux premières et tous les jours. La première noblesse était admise aux secondes, la petite noblesse se disputait les autres loges avec la haute finance. Toutefois, pour avoir un tiers ou un quart de loge aux troisièmes, il fallait quelque alliance aristocratique.
Pendant que cette liste se formait, Dieu sait quelles intrigues s'agitaient autour du confesseur et à combien de réclamations sa publication donna lieu! Cela se comprend cependant en réfléchissant que tous les amours-propres étaient mis en jeu d'une façon dont la publicité était révélée chaque soir pendant six semaines. On s'explique aussi la fureur et la colère des personnes qui, depuis vingt ans, vivaient sur le pied d'égalité avec la noblesse et qui, tout à coup, se voyaient repoussées dans une classe exclue des seuls plaisirs du pays.
Ce qui m'a paru singulier, c'est que la fille noble qui avait épousé un roturier (il faut bien se servir de ces mots, ils n'étaient pas tombés en désuétude à Turin) était mieux traitée dans la distribution des loges que la femme d'un noble qui était elle-même roturière. Je suppose que c'était dans l'intérêt des filles de qualité qui n'ont aucune espèce de fortune en Piémont. Je le crois d'autant plus volontiers que j'ai entendu citer comme un des avantages d'une jeune fille à marier qu'elle apportait le droit à une demi-loge.
Quand la liste, revue, commentée, corrigée, fut arrêtée, on expédia une belle lettre officielle, signée du nom du Roi et cachetée de ses armes, qui prévint que telle loge, en tout ou en partie, vous étant désignée, vous pouviez en envoyer chercher la clef. Pour l'obtenir alors, il fallait payer une somme tout aussi considérable qu'à aucun autre théâtre de l'Europe. De plus, il fallait faire meubler