Récits d'une tante (Vol. 2 de 4). Boigne Louise-Eléonore-Charlotte-Adélaide d'Osmond

Récits d'une tante (Vol. 2 de 4) - Boigne Louise-Eléonore-Charlotte-Adélaide d'Osmond


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qui n'était pas reçue à Vienne. Cette circonstance lui faisait désirer de rester à l'étranger. Madame Bubna, jolie et ne manquant pas d'esprit, était la meilleure enfant du monde. Elle passait sa vie chez nous. Elle ne s'amusait guère à Turin; cependant elle était pour lors très éprise de son mari qui la traitait comme un enfant et la faisait danser une fois par semaine aux frais de la ville de Turin; car, en sa qualité de militaire, le diplomate était défrayé de tout, et ne se faisait faute de rien.

      Il avait été envoyé plusieurs fois auprès de l'empereur Napoléon, dans les circonstances les plus critiques de la monarchie autrichienne, et racontait les détails de ces négociations d'une manière fort piquante. Je suis bien fâchée de ne pas me les rappeler d'une façon assez exacte pour oser les rapporter ici. Il parlait de l'Empereur avec une extrême admiration et disait que les rapports avec lui étaient faciles d'homme à homme, quoiqu'ils fussent durs d'empire à empire. À la vérité, Napoléon appréciait Bubna, le vantait et lui avait donné plusieurs témoignages d'estime. Une approbation si prisée était un grand moyen de séduction. Tant il y a que je suis restée bien souvent jusqu'à une heure du matin à entendre Bubna raconter son Bonaparte.

      Mon ami Bubna avait la réputation d'être un peu pillard. La manière dont il exploitait la ville de Turin, en pleine paix, n'éloigne pas cette idée; aussi désirait-il maintenir l'occupation militaire le plus longtemps possible. Mon père, au contraire, prêtait assistance aux autorités sardes qui cherchaient à s'en délivrer. Mais cette opposition dans les affaires, qu'il avait trop de bon sens pour ne pas admettre de situation, n'a jamais altéré nos relations sociales. Elles sont restées toujours intimes et amicales. Les troupes autrichiennes furent enfin retirées et le comte Bubna demeura comme ministre, en attendant l'arrivée du prince de Stahrenberg qui devait le remplacer.

      Je suis peut-être injuste pour les piémontais en déclarant la ville de Turin le séjour le plus triste et le plus ennuyeux qui existe dans tout l'univers. J'ai montré les circonstances diverses qui militaient à le rendre désagréable pour tout le monde et particulièrement pour nous à l'époque où je m'y suis trouvée. Si on ajoute à cela que c'était après les deux années si excitantes, si animées, si dramatiques de 1813 et 1814, passées au centre même du théâtre où les événements avaient le plus de retentissement, que je suis venue tomber dans cette résidence si monotone et si triste pour y entendre quotidiennement discuter sur l'affaire du lustre, on comprendra que je puisse ressentir quelques préventions injustes contre elle.

      La ville de Turin est très régulière; ses rues sont tirées au cordeau, mais les arcades, qui ornent les principales, leur donnent l'air d'être désertes, les équipages n'étant pas assez nombreux pour remplacer l'absence des piétons. Les maisons sont belles à l'extérieur. Un vénitien disait que, chez lui, les personnes portaient des masques et qu'ici c'était la ville. Cela est fort exact, car ces façades élégantes voilent en général des masures hideuses où se trouvent des dédales de logements, aussi incommodément distribués que pauvrement habités. On est tout étonné de trouver la misère installée sous le manteau de ces lignes architecturales. Au reste, il est difficile d'apprécier leur mérite dans l'état où on les laisse. Sous le prétexte qu'elles peuvent un jour avoir besoin de réparations et que l'établissement de nouveaux échafaudages nuirait à la solidité, on conserve tous les trous qu'ils ont originairement occupés dans la première construction, de sorte que tous les murs, le palais du Roi compris, sont criblés de trous carrés. Chacun de ces trous sert d'habitation à une famille de petites corneilles qui forment un nuage noir dans chaque rue et font un bruit affreux dans toute la ville. Pour qui n'y est pas accoutumé, rien n'est plus triste que l'aspect et les cris de cette volatile.

      Rentré chez soi, les appartements qu'on peut se procurer ne compensent pas les ennuis du dehors. Si peu d'étrangers s'arrêtent à Turin qu'on trouve difficilement à s'y loger. Les beaux palais sont occupés par les propriétaires ou loués à long bail, et le corps diplomatique a beaucoup de peine à se procurer des résidences convenables. Quant au confortable, il n'y faut pas songer.

      Mon père avait pris la maison du marquis Alfieri, alors ambassadeur à Paris, parce qu'on lui avait assuré qu'elle était distribuée et arrangée à la française. Il est vrai qu'elle n'avait pas l'énorme salla des palais piémontais et qu'il y avait des fenêtres vitrées dans toutes les pièces. Mais, par exemple, la chambre que j'habitais, précédée d'une longue galerie stuquée, sans aucun moyen d'y faire du feu et meublée en beau damas cramoisi, était pavée, non pas dallée comme une cuisine un peu soignée, mais pavée en pierres taillées comme les rues de Paris. À la tête de mon lit, une porte communiquait, par un balcon ouvert, avec la chambre de ma femme de chambre. Ma mère n'était guère mieux et mon père encore plus mal, car sa chambre était plus vaste et plus triste.

      Le ministre d'Angleterre avait un superbe palais d'une architecture très remarquable et très admirée, le palais Morozzi; celui-là était en pleine possession de la salla dont les piémontais font tant de cas. Elle tenait le milieu de la maison du haut en bas, de façon qu'au premier on ne communiquait que par des galeries extérieures que l'architecte avait eu bien soin de tenir ouvertes pour qu'elles fussent suffisamment légères. Le pauvre monsieur Hill avait offert de les faire vitrer à ses frais, mais la ville entière s'était révoltée contre ce trait de barbarie britannique. Pour éviter d'affronter ces passages extra-muros, il avait fini par se cantonner dans trois petites pièces en entresol, les seules échauffables. Cela était d'autant plus nécessaire que l'hiver est long et froid à Turin. J'y ai vu, pendant plusieurs semaines, le thermomètre entre dix et quinze degrés au-dessous de zéro, et les habitants ne paraissaient ni surpris ni incommodés de cette température, malgré le peu de précaution qu'ils prennent pour s'en garantir.

      Le congrès de Vienne fit cadeau au roi de Sardaigne de l'État de Gênes. Malgré la part que nous avions prise à cet important accroissement de son territoire, il n'en restait pas moins ulcéré contre la France de la détention de la Savoie. Ce qu'il y a de singulier c'est que le roi Louis XVIII en était aussi fâché que lui et avait le plus sincère désir du monde de la lui rendre. Il semblait qu'il se crût le recéleur d'un bien volé. Mon père ne partageait pas la délicatesse de son souverain et tenait fort à ce que la France conservât la partie de la Savoie que les traités de 1814 lui avaient laissée.

      Lorsque les députés de Gênes vinrent faire hommage de leur État au roi de Sardaigne, il leur fit donner un dîner par le comte de Valese, ministre des affaires étrangères. Le corps diplomatique y fut invité. Ce dîner fut pendant quinze jours un objet de sollicitude pour toute la ville. On savait d'où viendrait le poisson, le gibier, les cuisiniers. Le matériel fut réuni avec des soins et des peines infinis, en ayant recours à l'obligeance des seigneurs de la Cour, et surtout des ambassadeurs. L'accord qui se trouvait entre les girandoles de celui-ci et le plateau de celui-là fournit un intérêt très vif à la discussion de plusieurs soirées. Enfin arriva le jour du festin; nous étions une vingtaine. Le dîner était bon, magnifique et bien servi. Malgré l'étalage qu'on avait fait et qui me faisait prévoir un résultat ridicule, il n'y eut rien de pareil. Monsieur de Valese en fit les honneurs avec aisance et en grand seigneur. L'ennui et la monotonie sous laquelle succombent les habitants de Turin leur fait saisir avec avidité tout ce qui ressemble à un événement. C'est l'unique occasion où j'aie vu aucuns des membres du corps diplomatique priés à dîner dans une maison piémontaise.

      Les étrangers, comme je l'ai déjà dit, s'arrêtent peu à Turin; il n'y a rien à y voir, la société n'y retient pas et les auberges sont mauvaises.

      Nous vîmes Jules de Polignac passer rapidement, se rendant à Rome. Il y était envoyé par Monsieur. Je crois qu'il s'agissait de statuer sur l'existence des jésuites et surtout de la Congrégation qui, déjà, étendait son réseau occulte sur la France, sous le nom de la petite Église. Elle était en hostilité avec le pape Pie VII, n'ayant jamais voulu reconnaître le Concordat, ni les évêques nommés à la suite de ce traité. Elle espérait que la persécution qu'elle faisait souffrir aux prélats à qui le Pape avait refusé l'investiture pendant ses discussions avec l'Empereur compenserait sa première désobéissance. On désirait que le Pape reconnût les évêques titulaires des sièges avant le Concordat et non démissionnaires comme y ayant conservé leurs droits. Jules


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