La terre promise. Paul Bourget

La terre promise - Paul Bourget


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obéirait? Quand on commence de souffrir, on a de ces despotismes presque monstrueux auxquels les femmes qui aiment se soumettent, – quand elles n'ont pas vingt-six ans. Il faut avoir vécu pour comprendre qu'il n'y a pas de légers malentendus en amour, et il faut avoir vécu ainsi pour se rendre compte du degré où s'exalte chez certains hommes la folie du soupçon, la fièvre si douloureuse de la défiance. Hélas! Tant qu'il y aura d'imprudentes Desdémones pour sourire, sans penser à mal, à Cassio qui les salue, il y aura des Othellos pour détruire leur commun bonheur à cause de cet innocent sourire, et il n'est pas besoin pour cela d'un traître à côté de nous qui nous injecte le venin de la calomnie. Nous sommes si vite nos propres Yagos et plus ingénieux que l'autre à nous torturer, à nous lier sur la roue du supplice. Francis appartenait à cette race malheureuse d'amants qui ont sans cesse besoin d'évidence. L'ironie du sort veut qu'ils soient aussi les plus trompés; car, s'ils rencontrent une coquine, elle excelle à leur donner des preuves matérielles toujours faciles à combiner, et, s'ils se heurtent à une femme fière, ils la blessent si profondément qu'elle en devient mauvaise, comme Pauline l'avait dit dans l'ingénuité de son cœur, sans vraiment savoir quelle funeste prophétie elle énonçait. Le jeune homme était donc sous l'impression non dissipée de ce malaise intime, lorsqu'il alla, trois jours après ce pénible entretien, rendre visite à Mme Raffraye, chez elle. Ces visites étaient devenues plus rares depuis qu'elle était sa maîtresse, et il les faisait d'ordinaire après le déjeuner, à un moment où il savait que la porte de la jeune femme était ouverte. Il était par conséquent très naturel qu'il ne la rencontrât pas seule. Il n'était pas moins naturel, après ce qu'elle lui avait dit l'autre jour, que la même idée de visite fût venue au baron de Querne. Ce fut à ce dernier que se heurta par hasard Francis. Un peu d'embarras dans l'attitude et dans le regard de Pauline, un peu de familiarité dans la conversation de la part d'Armand, et des allusions à de menus événements de leur société que Nayrac ignorait, – il n'en fallut pas davantage pour qu'une fois demeurés en tête-à-tête, les deux amants se trouvassent vis-à-vis l'un de l'autre dans un silence gros de tempêtes. Pauline essaya de le rompre la première en se levant, et, s'approchant de Francis pour lui prendre la main:

      – «Que vous êtes gentil d'être venu!» dit-elle. «Je ne m'attendais pas à cette bonne surprise.»

      – «Je m'en suis bien aperçu,» répondit-il durement en se dérobant à cette caresse amicale.

      – «Comment me parles-tu ainsi?» dit-elle avec tristesse. «Je comprends bien. C'est parce que tu as trouvé chez moi M. de Querne? Mais, si j'avais consigné ma porte, on ne t'aurait pas reçu non plus et nous n'aurions pas ces quelques minutes à nous. Ne me les gâte pas, ne nous les gâte pas…»

      – «Pourquoi aviez-vous l'air si troublé alors?» reprit-il.

      – «Ah!» dit-elle, «j'ai deviné tout de suite que tu serais mécontent, et injuste, – si injuste!» ajouta-t-elle. Elle fronça ses beaux sourcils bruns. Ses yeux d'un gris si clair pâlirent encore et lancèrent un regard d'irritation. Un peu de sang colora ses joues, et elle continua, dure à son tour et avec une visible émotion: – «Je vous ai déjà dit qu'il ne fallait pas me faire cet outrage, Francis. Je vous aime, je n'ai jamais aimé que vous. Si je ne vous étais pas fidèle, je serais la dernière des créatures. Je veux, entendez-vous, je veux que vous m'estimiez, que vous ayez confiance en moi…»

      – «Ne vous arrangez pas alors pour me rendre cette confiance impossible,» s'était-il écrié.

      – «Moi?..» avait-elle repris. «Moi? C'est moi qui te rends la confiance impossible?.. Voyons, tu ne crois pas que je me laisse faire la cour par M. de Querne?..»

      – «Si,» avait-il répondu brutalement, «je le crois.»

      – «Tu le crois!» avait-elle répété, comme écrasée de stupeur, «Tu le crois!.. Et il n'y a pas deux mois que nous nous aimons! Hé bien!» avait-elle continué avec fureur, «croyez ce que vous voudrez. Ah! C'est trop honteux!»

      L'arrivée d'un autre visiteur avait empêché cette explication de se prolonger. Dans la maladive disposition où il se trouvait, Francis avait ressenti une impression plus amère encore à voir sa maîtresse jouer aussitôt son rôle de femme du monde, sourire au nouveau venu, plaisanter, causer avec une affectation où elle soulageait sa colère nerveuse. Il n'y avait, lui, discerné qu'un pouvoir de comédie qui lui avait fait horreur. Ils se réconcilièrent cependant, très vite, car ils s'aimaient. Mais la défiance était entrée trop avant dans le cœur du jeune homme, et elle continua de grandir avec l'effrayante rapidité que met cette plante maudite à nous envahir. Ce qu'il y a de terrible dans l'adultère et son châtiment immédiat, c'est que l'amant ne saurait lutter contre la preuve constante d'immoralité que lui apporte sa maîtresse, par ce simple fait qu'elle est sa maîtresse. Toutes les femmes qui se trouvent dans cette situation le sentent bien. La plupart s'y résignent d'autant plus aisément que les misères de l'égoïsme masculin leur donnent vite beau jeu pour répondre à ce mépris par un mépris semblable. D'ailleurs, ce qu'elles demandent aux intrigues répétées où elles se complaisent, n'est-ce pas l'émotion? C'en est une encore, et palpitante, d'être brutalisée de reproches menaçants par celui que le désir jettera tout à l'heure dans vos bras. Mais d'autres ont l'horreur de cette tyrannie et se cabrent aussitôt contre elle avec fureur, soit qu'elles en souffrent sincèrement comme d'une insulte, soit qu'elles aperçoivent dans cette révolte la garantie dernière de leur liberté. Pauline n'avait pas voulu céder au premier assaut de jalousie que lui avait livré Francis. Elle ne céda pas davantage au second. Quand ils s'étaient réconciliés, il lui avait juré de ne plus lui reparler d'Armand de Querne. Il lui avait prodigué toutes les promesses de confiance, affolé de la retrouver si douce, si jolie, si frémissante de volupté sur son cœur. Puis il ne sut pas tenir son serment. Il lui reparla de son rival, ou de celui qu'il croyait tel, avec insinuation et sans insister, et il lui en reparla encore, mais brutalement. Et une seconde fois elle lui tint tête, et à partir de ce moment les scènes entre eux commencèrent de succéder aux scènes, lui s'exaspérant aux plus insultantes hypothèses, aux plus despotiques exigences, et ne comprenant pas l'obstination indignée qu'elle opposait au déchaînement de sa frénésie. Quand elle lui eut enfin cédé, après la plus atroce de ces discussions, il était trop tard. Il s'était prononcé entre eux de ces phrases qui déshonorent à jamais une liaison. L'amant s'y est trop montré dans la férocité de sa jalousie, la maîtresse s'y est laissé trop meurtrir. Trop de rancune a été déposée dans ces deux pauvres cœurs.

      Cette exécution absolue de son rival, arrachée après ce très douloureux effort, ne fut même pas suivie pour le jeune homme par quelques semaines d'un entier repos. Que Mme Raffraye eût fermé sa porte à de Querne, c'était bien une preuve. Même si elle avait été coquette avec Armand, elle préférait Francis. Mais ces preuves-là emportent toujours avec elles cette amertume qu'elles n'abolissent pas le doute sur le passé, sur la période où nous étions jaloux sans que l'on nous cédât encore. Nous n'avons pas assisté à l'entretien à la suite duquel notre maîtresse a consommé une rupture que nous constatons sans être certains que nous en connaissons les secrets détails. Elle nous dit bien les paroles qu'elle a prononcées. Pauline, par exemple, prétendait n'avoir eu qu'à s'adresser à la délicatesse de M. de Querne en arguant de la jalousie de son mari. Mais comment savoir si elle ne taisait rien? Même la possibilité d'une telle conversation ne supposait-elle pas un mystère entre elle et Armand? Francis trouva ainsi, comme toutes les victimes de la misérable manie qui le possédait, un principe nouveau de douleur dans le triomphe même de sa tyrannique méfiance. Il ne savait pas, il ne pouvait pas savoir si Pauline n'avait pas été la maîtresse de cet homme qu'il avait tant soupçonné et qu'elle lui avait sacrifié, – mais dans quelles conditions? Quand on en est à cette halte dans le chemin de croix du soupçon, le calvaire devient vraiment trop dur à gravir. Qu'il vaudrait mieux se fuir l'un l'autre et souffrir du moins séparés! C'est payer trop cher les criminels bonheurs de l'amour dans la faute que de les acheter au prix d'une torturante incertitude. Et comment en sortir? On veut se persuader alors que, si l'on suivait sa maîtresse, jour par jour, presque heure par heure, si on la regardait vivre et sentir, on arriverait à un jugement sur elle, motivé, lucide, définitif, comme celui d'un indifférent, et l'on fait


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