La terre promise. Paul Bourget

La terre promise - Paul Bourget


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près de la cheminée quand Nayrac entra, occupées, Mme Scilly à une lecture, Henriette à une tapisserie qu'elle poursuivait sur un métier tendu devant elle, avec cette activité silencieuse et en apparence absorbée qui aide les femmes à tromper les plus dévorantes anxiétés intérieures. Ni l'une ni l'autre n'avait été avertie par le bruit de la porte assez éloignée qu'étouffait la grande portière de velours. Le jeune homme put donc rester immobile deux ou trois minutes, à contempler ce simple tableau qui contrastait tant avec les visions d'impurs rendez-vous où il venait de s'attarder. Si le bonheur n'a guère rencontré de peintres parmi la foule des poètes qui nous déroulent depuis des siècles le monotone roman de la pauvre âme humaine, c'est qu'il se contente de conditions bien naïvement innocentes. Il lui faut si peu d'éléments pour le décor de son idylle! Depuis des semaines que Francis était fiancé à Henriette, il ne s'était pas blasé sur l'intense impression de volupté d'âme éprouvée le premier soir où il avait eu sa place en tiers dans la veillée de Mme Scilly et de sa fille. Lui qui avait si longtemps erré à travers le monde, si souvent connu la mélancolie des fins de journée à bord des bateaux ou dans des solitudes d'hôtel, le cercle de clarté projeté par les lampes autour de ces deux femmes lui avait tant réchauffé le cœur, le lui réchauffait tant à cette seconde! Remué comme il venait de l'être par de si anciennes amertumes, il eût voulu demeurer des heures sur le seuil de cette porte, – des heures à se repaître l'âme de cette certitude que sa mauvaise jeunesse était très loin, et qu'il faisait partie de cette vie maintenant, si réglée, si pure, si simple, – des heures à lire sur le visage de sa fiancée le fervent amour dont il était l'objet. Pourquoi cette ombre sur ce beau front candide, ce voile sur ces chers yeux bleus, ce pli triste de cette bouche enfantine, sinon parce que la jeune fille le savait souffrant? Et ce front se leva, ces yeux l'aperçurent, cette bouche s'ouvrît dans un cri léger. Une pâleur envahit ce visage, attestant chez sa sensitive, comme il l'appelait quelquefois par une caressante raillerie, cette sensibilité trop vive en effet, cette vibration trop forte sous la moindre secousse. Mais déjà Henriette était debout, elle avait marché vers lui.

      – «C'est vous, Francis,» lui disait-elle, «Comment ne vous ai-je pas entendu entrer? Il y a longtemps que vous êtes ici?..»

      – «Très longtemps,» répondit-il, et lui prenant la main: «Mais pardon de vous avoir effrayée… Je devrais tant savoir que ces petites surprises vous font mal…»

      – «Un doux mal cette fois,» dit-elle en riant, «si vous êtes bien,» et elle insistait: «Dites vite comment vous vous sentez maintenant. J'ai eu peur que vous n'ayez pris ces vilaines fièvres dont on nous menace toujours. Nous vous espérions pour le thé et nous n'avons pas même osé faire demander de vos nouvelles… Vincent est allé écouter à votre porte, et, comme vous ne faisiez aucun bruit, il a pensé que vous reposiez. Vous avez le feu aux mains encore…»

      – «C'était un peu de fatigue causée sans doute par ce soleil,» répliqua-t-il. «Mais elle est tout à fait passée,» et sa voix se fit insistante pour répéter: «tout à fait… Ce n'est même plus la peine d'en parler. Laissez-moi m'asseoir auprès de vous et racontez-moi comment vous avez employé cette après-midi, où vous vous êtes promenées…»

      – «Nulle part,» interrompit la comtesse, «Henriette n'a jamais voulu sortir. Elle a recommencé de n'être pas raisonnable en s'inquiétant comme si vous alliez être vraiment malade.»

      – «Vous me calomniez, maman,» dit la jeune fille à qui étaient revenues ses fraîches couleurs, «j'avais ma correspondance en retard et j'ai écrit des lettres toute l'après-midi… Voulez-vous les voir?..»

      Et très vite, sans attendre la réponse de Francis, elle avait pris, sur la table étroite où elle s'était arrangé un coin à elle auprès d'une des fenêtres, plusieurs enveloppes qu'elle lui tendait tout ouvertes. Dès les premiers jours de leurs fiançailles, elle lui avait demandé tendrement, comme une faveur d'affection, de lire les moindres billets qu'elle envoyait, – adorable instinct d'enfant amoureuse qui se donnait ainsi, sans rien réserver, avec cette prodigalité spontanée d'une âme pure qui peut tout montrer de ses pensées, qui s'enivre d'en tout montrer à celui qu'elle aime! Elle mit à présenter à Francis ces pages par lesquelles elle avait trompé l'inquiétude des heures supportées sans lui, une grâce de soumission si jeune, si pénétrante, que les mains du jeune homme tremblaient un peu en ouvrant ces lettres l'une après l'autre. Comme elle savait, sans l'avoir appris, cet art d'aller au-devant des exigences même injustes et tyranniques d'un ami, – cet art qui veut que l'on soit toujours un peu trop tôt là où le moindre retard ferait souffrir, – cet art de dire toujours la parole attendue, justement celle-là et pas une autre, – cet art de se faire aimer en aimant, seul bienfait pour une âme déjà lasse, si facile à la souffrance, si rebelle à la caresse, – cet art de plaire sans jamais blesser, que Pauline autrefois avait tant méconnu! Quelle confiance cette chère enfant avait à l'égard de son fiancé, si entière, si loyale, si ingénument touchante! Et lui, quels secrets il gardait sur son esprit, même à ce moment, surtout à ce moment! Avec quelle naïveté, dans ces lettres écrites à des amies, elle parlait de son bonheur! Comme les rappels qu'elle y faisait de son existence de jeune fille, révélaient des souvenirs d'une irréprochable candeur! Et il s'y retrouvait si aimé, aperçu dans une telle auréole d'estime, presque d'admiration, qu'il ne put pas continuer cette lecture. De véritables larmes lui vinrent, irrésistibles.

      – «C'est de joie que je pleure,» murmurait-il, «c'est de voir ce que vous êtes pour moi, de trop le sentir… Toute ma vie pour vous payer de cette tendresse, ce sera encore trop peu!..»

      – «Je peux mourir,» disait la mère quelques heures plus tard à sa fille agenouillée au pied de son lit, comme chaque soir, pour leur commune prière, «je te laisserai à quelqu'un que je sais vraiment digne de toi!..»

      – «C'est à moi d'essayer d'être digne de lui,» répondait Henriette, «digne de son cœur. Il est si tendre. Vous avez vu comme il a été remué en lisant mes pauvres lettres…»

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