Persuasion. Austen Jane

Persuasion - Austen Jane


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Comme vos petits doigts courent sur le piano!»

      Ainsi passèrent les trois premières semaines, puis vint la Saint-Michel, et le cœur d'Anna retourna à Kellynch. La maison aimée occupée par d'autres! D'autres gens jouissant des chambres, des meubles, des bosquets et des points de vue! Elle ne put penser à autre chose le 29 septembre, et Marie, remarquant le quantième du mois, fit cette sympathique remarque: «Mon Dieu! n'est-ce pas aujourd'hui que les Croft entrent à Kellynch? Je suis contente de n'y avoir pas pensé plus tôt. Cela m'impressionne désagréablement.»

      Les Croft prirent possession avec une exactitude militaire. Une visite leur était due. Marie déplora cette nécessité: personne ne savait combien cela la faisait souffrir. Elle reculerait autant qu'elle pourrait. Néanmoins elle n'eut pas un moment de repos tant que Charles ne l'y eut pas conduite, et, quand elle revint, son agitation n'avait rien que d'agréable.

      Anna se réjouit sincèrement qu'il n'y eût pas de place pour elle dans la voiture. Elle désirait cependant voir les Croft, et fut contente d'être à la maison quand ils rendirent la visite. Charles était absent. Tandis que l'amiral, assis près de Marie, se rendait agréable en s'occupant des petits garçons, Mme Croft s'entretenait avec Anna, qui put ainsi établir une ressemblance avec son frère, sinon dans les traits, du moins dans la voix et la tournure d'esprit.

      Mme Croft, sans être grande ni grosse, avait une carrure et une prestance qui donnaient de l'importance à sa personne. Elle avait de brillants yeux noirs, de belles dents et une figure agréable; mais son teint hâlé et rougi par la vie sur mer lui donnait quelques années de plus que ses trente-huit ans. Ses manières ouvertes, aisées et décidées n'avaient aucune rudesse et ne manquaient pas de bonne humeur. Anna crut avec plaisir aux sentiments de considération exprimés pour la famille et pour elle-même, car, dès le premier moment, elle s'était assurée que Mme Croft n'avait aucun soupçon du passé. Tranquille sur ce point, elle se sentait pleine de force et de courage, quand ces mots de Mme Croft lui donnèrent un coup subit:

      «C'est vous, n'est-ce pas, et non votre sœur que mon frère eut le plaisir de connaître quand il était dans ce pays?»

      Anna espérait avoir dépassé l'âge où l'on rougit; mais certainement elle fut émue.

      «Peut-être ne savez-vous pas qu'il est marié?»

      Elle ne sut quoi répondre; et quand Mme Croft expliqua qu'il s'agissait du ministre Wenvorth, elle fut heureuse de n'avoir rien dit qui pût la trahir. Il était bien naturel que Mme Croft pensât à Edouard Wenvorth plutôt qu'à Frédéric. Honteuse de l'avoir oublié, elle s'informa avec intérêt de leur ancien voisin.

      Le reste de la conversation n'offrit rien de remarquable, mais en partant, elle entendit l'amiral dire à Marie:

      «Nous attendons un frère de Mme Croft, je crois que vous le connaissez de nom!»

      Il fut interrompu par les petits garçons, qui s'accrochaient à lui comme à un vieil ami et ne voulaient pas le laisser partir: il leur offrit de les emporter dans ses poches, et fut bientôt trop accaparé pour finir sa phrase ou se souvenir de ce qu'il avait dit.

      Anna tâcha de se persuader qu'il s'agissait toujours d'Edouard Wenvorth; mais cela ne l'empêcha point de se demander si l'on avait parlé de cela dans l'autre maison, où les Croft étaient allés d'abord.

      On attendait ce soir-là au cottage la famille de Great-House. Tout à coup Louisa entra seule, disant qu'elle était venue à pied pour laisser plus de place à la harpe qu'on apportait. «Et je vais vous dire pourquoi, dit-elle: Papa et maman sont tout tristes ce soir, maman surtout; elle pense au pauvre Richard; et nous avons eu l'idée d'apporter la harpe, qui l'amuse plus que le piano. Je vais vous dire ce qui la rend si triste. Mme Croft nous a dit ce matin que son frère, le capitaine Wenvorth, est rentré en Angleterre, et ira prochainement les voir. Maman s'est souvenue que Wenvorth est le nom du capitaine de notre frère Richard. Elle a relu ses lettres, et maintenant elle ne pense qu'à son pauvre fils qu'elle a perdu. Soyons aussi gaies que possible, pour que sa pensée ne s'appesantisse pas sur un si triste sujet.»

      La vérité de cette pathétique histoire était que les Musgrove avaient eu le malheur d'avoir un fils mauvais sujet, et la chance de le perdre avant qu'il eût atteint sa vingtième année. On l'avait fait marin, parce qu'il était stupide et ingouvernable; on se souciait très peu de lui, mais assez pour ce qu'il valait. Il ne fut guère regretté quand la nouvelle de sa mort arriva à Uppercross, deux années auparavant. Ses sœurs faisaient aujourd'hui pour lui tout ce qu'elles pouvaient faire en l'appelant «pauvre Richard», mais en réalité il n'avait été rien de plus que le lourd, insensible et inutile Dick Musgrove; n'ayant droit, vivant ou mort, qu'à ce diminutif de son nom.

      Il avait été plusieurs années en mer, et dans le cours de ces changements fréquents pour les mousses dont le capitaine désire se débarrasser, il avait été six mois sur la frégate Laconia, commandée par le capitaine Frédéric Wenvorth, et sous l'influence de ce dernier, il avait écrit à ses parents les deux seules lettres désintéressées qu'ils eussent jamais reçues de lui; les autres n'étaient que des demandes d'argent. Il disait toujours du bien de son capitaine, mais ses parents s'en souciaient si peu qu'ils n'y avaient fait aucune attention, et si Mme Musgrove fut frappée par le nom de Wenvorth associé avec celui de son fils, c'était par un de ces phénomènes de la mémoire assez fréquents chez les personnes distraites.

      Elle avait relu les lettres de ce fils perdu pour toujours, et cette lecture, après un si long intervalle, alors que les fautes étaient oubliées, l'avait affectée plus profondément que la nouvelle de sa mort. M. Musgrove l'était aussi, mais à un moindre degré, et en arrivant au cottage ils avaient besoin d'être écoutés et égayés.

      Ce fut une nouvelle épreuve pour Anna d'entendre parler de Wenvorth, et répéter son nom si souvent, d'entendre disputer sur les dates, et affirmer enfin que ce ne pouvait être que le capitaine Wenvorth, ce beau jeune homme qu'on avait rencontré plusieurs fois en revenant de Clifton huit années auparavant. Elle vit qu'il fallait s'accoutumer à ce supplice, et tâcher de devenir insensible à cette arrivée. Non seulement il était attendu prochainement, mais les Musgrove, reconnaissants des bontés qu'il avait eues pour leur fils, et pleins de respect pour le caractère que Dick leur avait dépeint, désiraient vivement faire sa connaissance. Cette résolution contribua à leur faire passer une soirée agréable.

      CHAPITRE VII

      Quelques jours plus tard, on sut que le capitaine était à Kellynch. M. Musgrove lui fit visite et revint enchanté. Il l'avait invité à dîner avec les Croft pour la semaine suivante, et n'avait pu, à son grand regret, fixer un jour plus rapproché. Anna calcula qu'elle n'avait plus qu'une semaine de tranquillité; mais elle faillit rencontrer le capitaine, qui rendit aussitôt à M. Musgrove sa visite. Elle et Marie se dirigeaient vers Great-House quand on vint leur dire que l'aîné des petits garçons avait fait une chute grave: l'enfant avait une luxation de la colonne vertébrale. On revint en toute hâte. Anna dut être partout à la fois, chercher le docteur, avertir le père, s'occuper de la mère pour empêcher une attaque de nerfs, diriger les domestiques, renvoyer le plus jeune enfant, soigner et soulager le pauvre malade, enfin donner des nouvelles aux Musgrove, dont l'arrivée lui donna plus d'embarras que d'aide.

      Le retour de son beau-frère la soulagea beaucoup; il pouvait au moins prendre soin de sa femme. Le docteur examina l'enfant, remit la fracture et parla ensuite à voix basse et d'un air inquiet au père et à la mère. Cependant il donna bon espoir, et l'on put aller dîner plus tranquillement. Les deux jeunes filles restèrent quelques instants après le départ de leurs parents pour raconter la visite du capitaine; dire combien elles étaient enchantées et contentes que leur père l'eût invité à dîner pour le lendemain. Il avait accepté d'une manière charmante, comme s'il comprenait le motif de cette politesse. Il avait parlé et agi avec une grâce si exquise, qu'il leur avait tourné la tête. Elles s'échappèrent en courant, plus occupées du capitaine que du petit garçon.

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