Mensonges. Paul Bourget
déroba à cette pression. Elle secoua la tête avec mélancolie, et, comme ouvrant la bouche avec effort:
– « Non, » dit-elle, « vous n'êtes plus gentil comme autrefois… Depuis combien de temps ne m'avez-vous plus fait de vers? »
– « Vous êtes donc comme les bourgeois qui pensent que les vers s'écrivent à volonté? » répliqua le jeune homme presque durement. Il éprouvait cette irritabilité qui est le signe le plus indiscutable d'un déclin d'amour. L'obligation sentimentale, la pire de toutes, lui apparaissait sous une de ses mille formes. Par un instinct qui les conduit, d'une part à regarder jusqu'au fond de leur malheur, de l'autre à poursuivre avec acharnement leur bonheur passé, les femmes qui se sentent moins aimées formulent ainsi de ces exigences toutes petites, tout humbles, qui produisent sur le cœur de l'homme l'effet que produit sur la bouche trop sensible d'un cheval un maladroit coup de caveçon. L'amant qui était venu avec la ferme volonté d'être doux et tendre se cabre soudain. Rosalie avait déplu; elle le sentait comme elle avait senti la sécheresse de René tout à l'heure, et une étrange détresse s'empara d'elle. Depuis le départ de son ami, la veille, elle était jalouse, à vide, et sans vouloir admettre ce mauvais sentiment, mais jalouse tout de même: « Qui rencontrera-t-il dans cette fête?.. » s'était-elle demandé avant et pendant, au lieu de dormir: « Avec qui cause-t-il?.. » et maintenant: « Ah! il m'est déjà infidèle, sans quoi il ne me parlerait pas sur ce ton… » Le silence qui suivit la dure réponse lui fut si pénible qu'elle dit timidement:
– « Est-ce que les acteurs ont bien joué hier?.. »
Pourquoi fut-elle froissée de voir avec quel plaisir René s'emparait de cette question, afin d'empêcher que la causerie ne continuât dans un autre chemin que celui des banalités? C'est que le cœur de la femme qui aime vraiment – et elle aimait – trouve des susceptibilités nouvelles au service des moindres impressions, et, toute navrée, elle écoutait René répondre: « Ils ont joué divinement. » Puis il s'engagea dans une dissertation sur la différence qu'il y a entre le jeu éloigné de la scène et le jeu tout rapproché d'un salon.
– « Pauvre petite! » se disait madame Offarel en rentrant, « elle est si naïve, elle n'a pas su le faire parler d'autre chose que de cette maudite pièce! » Et à voix haute, afin de se venger sur quelqu'un de ce qu'elle n'entrevoyait pas l'instant où René se déclarerait: – « Dites donc, » fit-elle, « est-ce que votre ami M. Larcher n'est pas un peu jaloux de votre succès?.. »
VI
LA LOGIQUE D'UN OBSERVATEUR
René Vincy était entré chez les Offarel sous une impression pénible, il en sortit sous une impression plus pénible encore. Tout à l'heure il était mécontent des choses, maintenant il était mécontent de lui-même. Il était venu chez Rosalie, dans le but de lui procurer une douceur et de lui épargner le petit ennui d'apprendre son succès de la veille par une bouche autre que la sienne; – et cette visite avait causé une souffrance nouvelle à la jeune fille. Quoique le poète n'eût jamais eu pour cette enfant aux beaux yeux noirs qu'un amour d'imagination, cet amour avait été trop sincère pour qu'il n'en conservât point ces deux sentiments, les derniers à mourir dans l'agonie d'une passion: un pouvoir extraordinaire de suivre les moindres mouvements de ce cœur de vierge, et une pitié, inefficace autant que douloureuse, pour toutes les souffrances qu'il infligeait à ce cœur. Une fois de plus il se posa cette question: « N'est-il pas de mon devoir de lui dire que je ne l'aime plus?.. » question insoluble, car elle ne comporte que deux réponses: la brutalité égoïste et cruelle, si l'on est simple; et, si l'on est compliqué, la lâcheté d'Adolphe, avec son affreux mélange de compassion et de trahison!.. Le jeune homme secoua la tête pour chasser l'importune pensée, il se dit l'éternel: « Nous verrons, plus tard… » avec lequel tant de bourreaux de cette espèce ont prolongé tant d'agonies, puis il se força de regarder autour de lui. Ses pas l'avaient porté, sans qu'il y prît garde, dans la portion du faubourg Saint-Germain où, plus jeune, il aimait à se promener, quand, enivré par la lecture des romans de Balzac, cette Iliade dangereuse des plébéiens pauvres, il évoquait derrière les hautes fenêtres le profil d'une duchesse de Langeais ou de Maufrigneuse. Il se trouvait dans cette large et taciturne rue Barbet-de-Jouy qui semble en effet un cadre tout préparé à quelque grande dame d'une aristocratie un peu artificielle, par l'absence totale de boutiques au rez-de-chaussée de ses maisons, par l'opulence de quelques-uns de ses hôtels et le caractère à demi provincial de ses jardins entourés de murs. Une inévitable association d'idées ramena le souvenir de René vers l'hôtel Komof, et, presque aussitôt, la pensée de la seigneuriale demeure de la comtesse réveilla en lui, pour la quatrième fois de la journée, l'image, de plus en plus nette, de madame Moraines. Cette fois son âme, fatiguée des émotions chagrinantes qu'elle venait de traverser, s'absorba tout entière dans cette image au lieu de la chasser. Songer à madame Moraines, c'était oublier Rosalie et c'était surtout se détendre dans une sensation uniquement douce. Après quelques minutes de cette contemplation intime, le dévidement naturel de sa rêverie conduisit le jeune homme à se demander: « Quand la reverrai je? » Il se rappela la voix et le sourire qu'elle avait eus pour prononcer ces mots: « Les jours d'Opéra, avant le dîner… » Les jours d'Opéra? Cet apprenti élégant ne les connaissait même point. Il éprouva un plaisir enfantin, et hors de proportion avec sa cause apparente, celui d'un homme qui agit dans le sens de ses plus inconscients désirs, à gagner précipitamment le boulevard des Invalides où il chercha une affiche des spectacles du soir. On était au vendredi et cette affiche annonçait les Huguenots. Le cœur du jeune homme se mit à battre plus vite. Il avait oublié et Rosalie, et ses remords de tout à l'heure, et la question qu'il s'était posée. La voix intérieure, celle qui chuchote à l'oreille de notre âme des conseils dont, à la réflexion, nous demeurons nous-même stupéfiés, venait de lui murmurer: « Madame Moraines sera chez elle aujourd'hui… Si j'y allais?.. »
« Si j'y allais?.. » se répéta-t-il tout haut, et la seule idée de cette visite lui infligea un serrement de gorge et comme un tremblement intérieur. C'est la facilité avec laquelle naissent et renaissent ces émotions extrêmes, et à propos des moindres circonstances, qui fait de la vie passionnelle des jeunes gens un si étrange va-et-vient de volontés tour à tour effrénées et misérables. Celui-ci n'eut pas plutôt formulé cette tentation dont il était assailli, qu'il haussa les épaules et se dit: « C'est insensé… » Puis cet arrêt une fois porté, il se mit, sous prétexte d'accumuler les objections, à plaider la cause de son propre désir: « Comment me recevrait-elle?.. » Le souvenir des beaux yeux et du beau sourire lui faisait se répondre tout bas: « Mais elle a été si aimable, si indulgente… » Il reprenait: « Que lui dirais-je pour justifier cette visite, moins de vingt-quatre heures après l'avoir quittée?.. » – « Bah! répliquait la voix tentatrice, l'occasion inspire. » – « Mais je ne suis pas seulement habillé… » Il n'avait qu'à passer rue Coëtlogon, « Mais je ne sais pas même son adresse… » – « Claude la sait. Je n'ai qu'à la lui demander. » Quand l'idée d'une visite à son ami lui eut traversé l'esprit, il sentit qu'en tous cas il lui serait impossible de ne pas mettre du moins cette part de son projet à exécution. Aller chez Claude, c'était faire le premier pas du côté de madame Moraines; mais, au lieu de se l'avouer, René eut la petite hypocrisie de se donner d'autres raisons: ne devait-il pas à son ami de prendre de ses nouvelles? Il l'avait quitté si malheureux la veille, si évidemment crispé. Peut-être pleurait-il comme un enfant? Peut-être se préparait-il à chercher querelle à Salvaney? Le poète justifiait ainsi la hâte avec laquelle il se dirigeait maintenant vers la rue de Varenne. Ce n'était pas seulement l'adresse de Suzanne qu'il espérait obtenir, c'était encore des renseignements sur elle, – et il s'ingéniait à se démontrer qu'il remplissait simplement un devoir d'amitié.
Il aperçut le tournant de la rue de Bellechasse, puis la porte cochère de l'étrange maison où Larcher avait élu domicile. Elle était en travers, cette porte, et, une fois poussée, on se trouvait dans une immense cour où tout trahissait l'abandon, depuis l'herbe grandie entre les pavés jusqu'aux toiles d'araignées dont s'encombrait le vitrage des écuries désertes, à gauche. Au fond de cette cour solitaire, se dressait un vaste hôtel, construction du temps de Louis XIV, sur le fronton duquel on lisait encore la fière devise des Saint-Euverte,