Mensonges. Paul Bourget

Mensonges - Paul Bourget


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médecin philosophe, le contraste entre le charme presque idéal de cette physionomie et l'évident matérialisme de cette physiologie, devait fournir prétexte à des réflexions de défiance. Mais le jeune homme qui considérait à la dérobée la jeune femme, tout en déchiquetant du bout de sa fourchette un morceau de chaufroid posé devant lui, était un poète, c'est-à-dire le contraire d'un médecin et d'un philosophe. Au lieu d'analyser, il se mit à jouir avec délice de ce voisinage. Sans qu'il s'en doutât, il avait, durant cette soirée, subi un ensorcellement de sensualité qui se résumait, pour ainsi dire, dans cette femme de tous points désirable, autour de laquelle flottait un subtil et pénétrant arome. En fidèle disciple des maîtres de Parnasse, il avait eu, pendant une époque de son adolescence, l'enfantine manie des parfums, et il aspira longuement cette fine, cette tiède odeur; il reconnut l'héliotrope blanc, et il se souvint d'avoir un jour, en proie à la nostalgie des tendresses raffinées, écrit une fantaisie rimée où se trouvaient ces deux vers:

      L'opoponax alors chanta dans l'ombre douce

      L'histoire des baisers que nous n'aurons pas eus…

      Invinciblement, le naïf désir qu'il avait exprimé à Claude Larcher, tandis que la voiture les emportait, celui d'être aimé d'une femme pareille à celle dont il entendait à cet instant le joli rire, le mordit au cœur de nouveau. Ah! Mirage! Mirage! Cette heure allait passer, sans qu'il échangeât même un mot avec cette créature de rêve, plus éloignée de lui que s'il en eût été séparé par mille lieues. Savait-elle seulement qu'il existât? Et, à la minute même où il se formulait cette triste certitude, il sentit son cœur battre plus vite. Madame Komof, revenue à elle après son exaltation du début du souper, avait sans doute aperçu la détresse peinte sur le visage du jeune homme; d'un bout de la table à l'autre, elle jeta cette phrase au vicomte de Brèves: « Voulez-vous me rendre le service de présenter M. Vincy à sa voisine? » René vit les beaux yeux bleus se tourner vers lui, la tête blonde s'incliner et un sourire de sympathie se dessiner sur cette bouche qu'il venait de comparer en pensée à une fleur, tant elle était fraîche, pure et rouge. Il attendait de madame Moraines le compliment banal dont il avait été comme écrasé toute la soirée, et il eut la surprise que la jeune femme, au lieu de l'entretenir aussitôt de sa pièce, lui dit simplement, prolongeant avec lui la conversation qu'elle venait d'avoir avec son voisin:

      – « Nous causions avec M. Crucé du talent que M. Perrin déploie dans la mise en scène. Vous souvenez-vous, monsieur, du décor du Sphinx?.. »

      Elle parlait avec une voix douce, légèrement voilée et qui ressemblait à sa nuance de beauté, indéfinissable attrait qui achève de rendre le charme d'une femme irrésistible pour ceux qui le subissent. René se sentit enveloppé par cette voix, comme par le parfum qu'il respirait davantage encore, maintenant qu'elle s'était tournée vers lui. Il lui fallut un effort pour répondre, tant cette sensation l'envahissait. Madame Moraines vit-elle son trouble? En fut-elle flattée comme toute femme est flattée de recevoir cet hommage d'une timidité qui ne peut pas se dissimuler? Toujours est-il qu'elle sut l'art de franchir ces premières étapes de la conversation, si difficiles entre une femme du monde et un admirateur effarouché, avec tant de grâce qu'après dix minutes René lui parlait presque en confiance, exposant, avec une certaine éloquence naturelle, ses idées à lui sur le théâtre. Il se confondait en éloges passionnés des représentations organisées par Richard Wagner à Bayreuth, telles que ses amis les lui avaient décrites. Madame Moraines l'écoutait, en le regardant, de la manière dont ces grandes comédiennes de salon savent regarder l'homme connu qu'elles ont entrepris de séduire… Si on avait dit à René que cette idéale personne se souciait de Wagner et de la musique comme de sa première robe longue, vu qu'elle ne se plaisait vraiment qu'aux petits théâtres d'opérette, – il en serait demeuré aussi stupide que si le joyeux tumulte dont s'égayait en ce moment la table se fût changé en une clameur d'épouvante. Colette, qui avait bu sans doute deux doigts de champagne de plus qu'il n'aurait fallu, riait, à deux pas de lui, d'un rire un peu trop haut. Les appellations familières s'échangeaient entre les convives, et, dans ce bruit, il écoutait la voix de la jeune femme lui dire:

      – « Que cela fait du bien de rencontrer un poète qui sente véritablement en poète!.. Je pensais que l'espèce en était perdue… Voulez-vous me croire? » ajouta-t-elle avec un sourire qui, renversant les rôles, la métamorphosait, elle, la grande mondaine, en une personne intimidée devant une supériorité indiscutable; « tout à l'heure, dans le salon, j'allais demander de faire votre connaissance. J'avais tant aimé le Sigisbée!.. Et puis: à quoi bon? me suis-je dit… Et voyez, le hasard nous a mis l'un à côté de l'autre… Vous n'aviez pas l'air de vous amuser beaucoup, » continua-t-elle finement, « pour un triomphateur… »

      – « Ah! Madame, » fit-il, « si vous saviez, » – et, obéissant à l'invincible attrait qui déjà émanait pour lui de cette femme, – « vous allez me trouver bien ingrat… Toutes ces dames ont été charmantes d'indulgence… Mais je ne peux pas vous expliquer pourquoi leurs compliments me glaçaient. »

      – « Aussi ne vous en ai-je pas fait, » dit-elle; et comme négligemment: « Vous n'allez pas beaucoup dans le monde? »

      – « Vous ne vous moquerez pas trop de moi, » dit le jeune homme avec cette grâce dans le naturel qui faisait le charme de son être, – « c'est ma première sortie; oui, avant cette fête, » ajouta-t-il en lisant une curiosité dans le regard de celle à qui il parlait, « je ne connaissais le monde que par les romans que j'ai pu lire… Je suis un vrai sauvage, vous voyez… »

      – « Mais, » dit-elle, « comment passez-vous vos soirées?.. »

      – « J'ai tant travaillé jusqu'à ces derniers temps, » répondit-il, « je vis avec ma sœur, et je ne connais presque personne. »

      – « Et qui vous a présenté à la comtesse? » reprit madame Moraines.

      – « Un de mes amis que vous devez connaître, Claude Larcher. »

      – « Un homme charmant, » fit-elle, « et qui n'a qu'un défaut, celui de penser beaucoup de mal des femmes. Ne le croyez pas trop, » ajouta-t-elle avec ce même sourire un peu timide, « vous vous gâteriez… Ce pauvre garçon a toujours eu la spécialité d'aimer des coquettes et des coquines, et la faiblesse de croire que toutes leur ressemblent. »

      En prononçant cette phrase, ses yeux exprimaient la plus délicate tristesse. Il y avait de tout sur son joli visage, depuis la fierté d'une personne qui a dû souffrir, comme femme, des cruautés d'un écrivain misogyne, jusqu'à de la pitié pour Claude, et aussi une espèce de crainte discrète que René ne fût induit à mal juger les choses du cœur, qui impliquait une muette estime de sa nature. Un silence suivit, pendant lequel le jeune homme se surprit à se réjouir que son ami fût absent. Il aurait souffert s'il lui avait fallu, après ce souper, entendre des paradoxes outrageants comme ceux que l'amant jaloux de Colette avait débités dans la voiture durant le trajet de la rue Coëtlogon à la rue du Bel-Respiro. Ah! qu'il avait eu raison de protester en lui-même contre les flétrissantes théories de Claude, même avant de connaître une seule de ces femmes de la haute société vers lesquelles l'attirait une invincible espérance de rencontrer celle qu'il aimerait sans retour! Et il écoutait madame Moraines parler des mélancolies que cache si souvent la vie mondaine, des vertus secrètes qui s'y dissimulent sous la frivolité apparente, des œuvres de charité, par exemple, auxquelles prenaient part telle et telle de ses amies… Elle disait cela, simplement, doucement, sans qu'une seule intonation trahît autre chose qu'un profond amour du Bien et du Beau, et puis, avec une espèce de divine pudeur d'avoir ainsi étalé ses sentiments, et comme on se préparait à se lever de table:

      – « Voilà une conversation bien étrange pour un souper, » fit-elle, « on a dû vous dire tant de cinq à sept que je n'ose pas vous prier de venir chez moi… Quand vous passerez par-là, les jours d'Opéra, avant le dîner, j'y suis toujours. Vous verrez mon mari qui n'était pas ici ce soir… Il était souffrant… Il a voulu que je vienne, à cause de la comtesse qui nous avait tant priés… Ce qui prouve, » ajouta-t-elle en serrant la main du jeune homme, « qu'on est quelquefois récompensée de remplir ses devoirs, même


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