Mensonges. Paul Bourget

Mensonges - Paul Bourget


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métaphore, un teint de rose, car il en a la fine fraîcheur et la délicatesse.

      – « C'est Mme Moraines, la fille de Victor Bois-Dauffin, l'ancien ministre de l'Empire. »

      Cette phrase de Claude, jetée comme en réponse à une interrogation muette, devait souvent revenir à René. Il devait souvent se demander quel étrange hasard l'avait fait se rencontrer, à la première minute de son entrée à l'hôtel Komof, précisément avec celle des femmes réunies dans ces salons qui exercerait sur lui la plus profonde influence? Mais, sur la minute même, il n'éprouva aucun de ces pressentiments qui nous étreignent quelquefois, à nous trouver en face d'une créature qui nous sera très bienfaisante ou très funeste. La vision de cette belle jeune femme de trente ans, déjà disparue, tandis que Claude et lui attendaient les numéros de leurs pardessus, se confondit dans l'impression totale que lui donnait la nouveauté de toutes les choses autour de lui. Sans qu'il s'en rendît compte, la mollesse des tapis sous ses pieds, la magnificence de la décoration du vestibule, la hauteur des plafonds, la tenue des gens, les reflets des lumières, entraient pour beaucoup dans cette impression, étrangement mélangée de timidité torturante et de sensualité délicieuse. Lors de sa première visite chez la comtesse, il s'était déjà senti enveloppé par les mille atomes impondérables qui flottent dans l'atmosphère du grand luxe. Les personnes nées dans l'opulence ne perçoivent pas plus ces infiniment petits de sensation, que nous ne percevons le poids de l'air qui nous entoure. On ne sent rien de ce que l'on a senti toujours. Et les parvenus ne les racontent guère. Ils ont un instinct qui leur fait engloutir ces impressions-là dans le fond de leur cœur, comme plébéiennes et bourgeoises. René n'eut pas le temps d'ailleurs de réfléchir sur le plus ou moins de distinction du sentiment qui l'envahissait. Les portes s'étaient ouvertes de nouveau, et il entrait dans le premier salon, meublé avec cette somptuosité composite, propre aux grandes installations modernes, à Paris. Qui en a vu une en a vu cinq cents. Aux yeux du jeune homme, les moindres détails de cet ameublement devaient apparaître comme des signes de l'aristocratie la plus rare, depuis les vieilles étoffes des fauteuils jusqu'à la tapisserie à énormes personnages représentant un triomphe de Bacchus qui se déployait au-dessus de la cheminée. Ce premier salon, de dimension moyenne, communiquait, par une baie largement ouverte, avec un autre salon, beaucoup plus grand, celui-là, et où devaient s'être ramassés déjà tous les invités, à en juger par le brouhaha des conversations. René aperçut cet ensemble d'un regard, avec la surexcitation de facultés que certaines timidités affolantes donnent aux très jeunes gens; il vit la robe rouge de madame Moraines s'éloigner par la grande baie, au bras d'un habit noir, et devant la cheminée du petit salon, au pied de la tapisserie, la comtesse Komof qui causait au milieu d'un groupe, avec des jeux violents de physionomie et des gestes excessifs. C'était une femme d'un aspect presque tragique, grande, avec des épaules trop minces pour le reste de son corps, des cheveux blancs, un visage aux traits un peu forts et des prunelles grises d'un éclat insoutenable. Elle était vêtue d'une toilette sombre qui faisait encore mieux ressortir la magnificence des bijoux dont elle était couverte, et ses mains, qu'elle agitait tout en parlant, montraient des bagues de barbare, tant les saphirs, les émeraudes et les diamants des chatons étaient énormes. Elle répondit d'un sourire au salut que Claude et René vinrent lui adresser. Elle était en train de terminer le récit d'une séance de spiritisme, son occupation favorite.

      – « La table montait, montait, montait, » disait-elle, « à peine si nos doigts pouvaient la suivre; alors, un souffle a passé sur les bougies, et dans l'obscurité j'ai vu une main qui allait et venait… énorme… la main de Pierre le Grand! »

      Ses traits se décomposaient en parlant, ses yeux se fixaient dans une vision d'épouvante. L'être instinctif, presque sauvage, et comme au bord de la folie, qui se cache souvent chez les Russes même les plus raffinés, apparut quelques secondes sur ce visage. Puis la grande dame se souvint brusquement qu'elle avait à faire les honneurs de chez elle. Le sourire revint sur sa bouche, l'éclat de ses yeux s'atténua. Une de ces divinations propres aux femmes âgées, et qui en font, lorsqu'elles sont bonnes, des créatures délicieuses à fréquenter pour les hommes à irritabilité souffrante, lui révéla-t-elle que René se sentait déjà enveloppé de solitude, à deux pas de ce grand salon où il ne connaissait personne? Toujours est-il qu'elle eut la grâce de s'adresser à lui, avec un sourire, aussitôt son histoire contée:

      – « Croyez-vous aux esprits, monsieur Vincy? Oui, car vous êtes poète… Mais nous en reparlerons un autre jour… Il faut que vous veniez avec moi, quoique je ne sois ni jeune ni jolie, et que je vous présente à quelques amies qui sont déjà vos admiratrices passionnées… »

      Elle prit le bras du jeune homme. Bien qu'il fût grand lui-même, elle le dépassait de la moitié de la tête. Son masque tragique ne mentait pas. Elle avait eu vraiment la destinée que le caractère de ses yeux étranges et de sa physionomie violente laissait supposer. Son mari avait été tué presque devant elle, qui avait elle-même tué l'assassin. René savait cette histoire par Claude, et il voyait la scène: le comte Komof, haut personnage politique, poignardé par un conspirateur nihiliste, à son bureau; la comtesse entrant par hasard et abattant le meurtrier d'une balle de revolver. Elle avait pris le pistolet de cette même main longue, qui s'appuyait surchargée de tant de bagues sur la manche noire de l'habit de René, et elle commençait de lui raconter une nouvelle histoire, avec cette espèce d'énergie animale qui se mélange, dans ces organisations slaves, à la plus fine élégance des manières.

      – « J'arrive donc à Paris, il y a huit ans, après la guerre… Tenez, je n'y étais pas venue depuis la première Exposition, en 1855. Ah! cher monsieur, ce Paris d'alors, ravissant, charmant… et votre empereur… idéal… » – elle appuyait sur les dernières syllabes des mots quand elle voulait marquer son enthousiasme. – « Enfin, ma fille, la princesse Roudine – vous ne la connaissez pas, elle habite Florence toute l'année, – était avec moi. Elle tombe malade, elle a été sauvée par le docteur Louvet, vous savez, ce mince avec un air de mignon de Henri III. Je l'appelle toujours Louvetsky, parce qu'il ne soigne que des Russes. Je ne pouvais pas songer à la transporter loin de Paris… Cet hôtel était à vendre tout meublé, je l'ai acheté… Mais j'ai tout bouleversé. Voyez… C'était le jardin ici… »

      Elle montrait à René le grand salon, maintenant, où ils étaient entrés. Il formait une espèce de vaste hall dont les murs disparaissaient sous les toiles de toute grandeur et de toute école, ramassées par la comtesse au cours de ses vagabondages Européens. Si la première impression de luxe matériel avait été si forte sur René, l'impression de cette autre sorte de luxe, spirituel, si l'on peut dire, que représente le cosmopolitisme, venait s'y adjoindre, plus forte encore. La manière dont la comtesse avait prononcé le nom de Florence, comme si c'eût été un faubourg de Paris, la facilité d'existence que représentait cette installation improvisée dans ce palais, la manière dont cette grande dame russe parlait le français, comment un jeune homme, habitué à l'horizon précis et tout étroit d'une modeste famille de petite bourgeoisie parisienne, n'eût-il pas été frappé d'une sorte d'admiration enfantine, au contact de ces détails si nouveaux pour lui? Et il ouvrait les yeux pour absorber tout le charme du tableau que cette pièce formait à cette minute. Au fond, à gauche, des rideaux, d'un rouge sombre et maintenant baissés, masquaient la scène, établie pour la circonstance dans la grande salle à manger qui, d'ordinaire, ouvrait sur le hall, comme l'attestaient les trois marches aperçues au bas de ces rideaux. Au milieu, une colonne de marbre se dressait, surmontée d'un buste de bronze représentant le fameux Nicolas Komof, l'ami du tzar Pierre, et, autour de cet ancêtre, quatre énormes arbustes verdoyaient, plantés dans des vases en cuivre d'un travail persan. Entre cette espèce de monument familial et les rideaux baissés de la scène, des lignes de chaises étaient rangées. En ce moment, presque toute la portion féminine de l'assistance y avait pris place, et c'était, sous le feu des lustres, comme un parterre vivant d'épaules nues, les unes maigriotes et les autres du plus admirable modelé, de chevelures blondes ou noires, de visages éclairés par des yeux bruns ou bleus, de bras robustes ou fins. Les éventails battaient, les bijoux brillaient, les paroles et les rires se confondaient en une espèce de grande rumeur indistincte. Le chatoiement des étoffes des robes faisait de cette moitié du salon, où se tenaient les femmes, un éclatant contraste à


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