Nord-Sud: Amérique; Angleterre; Corse; Spitzberg. Rene Bazin

Nord-Sud: Amérique; Angleterre; Corse; Spitzberg - Rene  Bazin


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et toute cette industrie a l'air d'une cathédrale maigre et qu'on n'aurait pas faite exprès. Le voile de brume se déchire, et ce ne sont plus que des maisons de rapport, bâties sur le modèle des piles de planches, auxquelles il faut laisser des jours, afin que l'air circule et que le bois ne pourrisse pas. Mais tout le charme ne s'en va pas, parce qu'il y a la couleur variée de ces façades, et leurs diverses lumières. Quelques-unes sont d'un grenat foncé, d'autres jaunes. J'observe à gauche la fusée magnifique d'un toit vert d'eau. La plus haute bâtisse est blanche, d'un blanc de nacre avec campanile rose; elle mène le regard jusqu'aux nuages étendus sur la ville. Nous nous arrêtons, que «la santé» monte à bord. Des journalistes croisent à tribord, sur un remorqueur, attendant l'autorisation d'embarquer sur la France. Le fort qui commande la rade a le pavillon à mi-mât, en signe de deuil, car les journaux, – déjà nous les lisons, – annoncent que plus de deux cents cadavres de passagers du Titanic viennent d'être retrouvés, flottant sur la mer. «La santé» apportait aussi les lettres. Parmi celles que je n'attendais pas, et qui m'émeuvent par leur âme vivante, l'une dit: «Cher monsieur René Bazin, nous avons appris que vous étiez à bord de la France, et cette nouvelle nous a comblées de joie. Nous sommes des religieuses chassées de France par la persécution, nous aimons par devoir notre patrie d'adoption, mais nous ne pouvons oublier l'autre! Tout ce qui nous vient d'elle nous fait l'effet d'un rayon de soleil. Vous nous trouverez peut-être indiscrètes, d'oser vous écrire; cependant, si vous deviniez le plaisir que nous y trouvons, vous nous pardonneriez tout de suite. Nous n'osons pas vous demander de nous faire une petite visite, bien que nous ne soyons qu'à quelques heures de New-York. Acceptez du moins nos souhaits de bienvenue en Amérique… Vos compatriotes et vos bien respectueusement dévouées in Xto.» Hélas! j'ai reçu plusieurs invitations de cette sorte, toutes signées de noms français, en diverses villes des États-Unis ou du Canada. Et je n'ai pas osé compter, de peur d'être trop triste.

      Que cette apparition est loin de répondre aux descriptions qu'on m'avait faites des «gratte-ciel», et mon émotion de ressembler à tous les rires que j'ai entendus! J'ai voulu renouveler l'expérience, et étudier, non plus de la mer, mais du milieu de ses rues, le paysage de la grande ville. Avant le coucher du soleil, j'ai ouvert la fenêtre de ma chambre, située au 11e étage de l'hôtel Vanderbilt. Me suis-je trompé? Mais non. Je domine toutes les terrasses de l'autre côté de l'avenue, toutes les maisons qui s'élèvent au delà jusqu'à l'East River. Et je vois une étonnante, une superbe mosaïque décorative. Évidemment, chacun des éléments disparates dont elle est formée peut être discuté. Mais ce champ de couleurs a une beauté grande. Je suis sûr que New-York est affreux sous la pluie. Mais le soleil du soir, celui des rayons plus dorés et des ombres plus longues, peintre, sculpteur et grand costumier du monde, rajeunit les lignes des toitures, les arêtes des balustrades et des cheminées, et met en magnificence tout ce qui a un éclat, toute pierre et toute poussière. Les premiers plans, jusqu'au bras de mer qui coupe en deux le paysage, ont une violence de ton méridionale. Le grenat des briques et des enduits domine. Au delà de l'immense berge bâtie que j'aperçois de ma fenêtre, l'East River flambe d'un feu gris d'argent; elle est large, moirée, couturée de rides brillantes par le passage des bateaux de toute espèce. Au delà encore, la plaine bâtie s'enfonce dans d'incroyables douceurs de mauve et d'or. Deux ponts géants limitent à droite et à gauche ce vaste fragment de New-York qui appartient à nos yeux. Et tout cela n'est pas remarquable par le dessin. Il y a peu de formes belles, mais il y a une beauté singulière de couleur, dans ces zones successives de lumière, éclatantes d'abord, et peu à peu atténuées par les brumes du couchant.

      La nuit est venue. Un autre décor succède à celui du jour. Toutes les rues, des milliers de rues que je ne soupçonnais pas, divisent en se croisant le double espace des ombres d'avant la rivière et des ombres d'après. Ni la tristesse, ni avec elle la grande paix des ténèbres n'ont pu s'emparer de la ville. La joie des grands feux de bois, l'étincelle, est partout. Les deux ponts mirent leurs puissantes lanternes dans les eaux, sur lesquelles mille fanaux de barques et de navires tremblent et s'avancent. A l'extrême horizon, sur la terre, dans la nuit, je découvre des lueurs minuscules qui sont des groupes de lampes électriques, comme dans le ciel des étoiles toutes menues. Et le nombre est si prodigieux de ces lumières, l'illumination est si puissante que le grand voile, toujours flottant sur les villes, est clair au-dessus de l'East River, clair au-dessus des quartiers qui sont au delà, mais non d'une seule teinte, comme est la vapeur rouge au-dessus de notre Paris. Par endroits, en beaucoup de ces avenues, de ces rues et de ces carrefours étendus devant moi, les lampes sont bleues, ou orangées, ou d'un or très pâle, et je ne puis dire la douceur de ces îlots d'une clarté de jour, d'une clarté matinale, dans la nappe couleur de nacre étendue entre la ville et la nuit.

      Mais que d'hommes doivent souffrir et mourir pour que New-York soit ainsi parée!

      Washington, 29 avril.– Un de ces hommes qui excellent à tout mettre en formules, et qui se donnent à bon compte une réputation d'originalité, m'avait dit: «Ils gâchent tout, la campagne d'abord; elle est cultivée quelquefois.» J'allais avoir l'occasion de juger ce jugement. Nous partions, hier, de New-York pour Washington, où la Délégation doit être reçue par le Président. Le pays est d'abord marécageux. La ligne des rails passe au milieu de bois inondés, futaies abandonnées, où la gelée et le vent bûcheronnent seuls, cassant par la moitié des baliveaux de chêne qui tendent leur perchoir mort aux aigles de passage. Beaucoup de bouleaux, signes d'un sol médiocre, quelques hêtres, et des pâturages sauvages, où les plantes à larges feuilles, les roseaux et des buissons crépus font des îles nombreuses et d'un sombre vert parmi l'herbe nouvelle. Le vent était brutal, le vent de fin d'hiver qui secoue et déroule les bourgeons. Çà et là, des essais, non pas de culture, mais de villégiature: deux, quatre, dix villas posées dans une clairière sèche, et qui ne diminuaient point l'impression de solitude, et n'éveillaient pas même dans l'esprit le désir prompt à s'échapper, prompt à revenir: «Si j'habitais ici!» Non, pas même un dimanche. J'étais las de regarder ces étendues sans mouvement, qui n'ont ni passé, ni avenir, semble-t-il, et qui ne sont que des déserts, et des filtres pour l'air et pour l'eau. Mais, à une heure environ de New-York, voici que la terre se met à onduler, d'un beau mouvement de houle atlantique, régulier et large d'épaule. Les forêts s'éloignent jusqu'à ressembler à de l'herbe au sommet des dernières collines. Partout des pentes labourées, des froments jeunes, des avoines, champs que rien ne sépare l'un de l'autre, ni haie, ni barricade, et que dessinent seulement la couleur et l'humeur des épis. Au milieu, bien situées, de grandes maisons de ferme, bâties en planches, peintes en clair, et, tout près, des granges goudronnées comme une coque de navire. Autant qu'il est possible de juger, quand on passe à quatre-vingts kilomètres à l'heure, les paysans ou plus exactement les entrepreneurs de ces vastes cultures sont des gens entendus. Puis la forêt reparaît, le train traverse un pont au-dessus d'une rivière; une ville toute en usines, en fumée, en tapage, enlaidit la rive droite d'un estuaire vaseux. Elle est déjà oubliée. Toutes les fenêtres du wagon reçoivent une lumière plus ardente: à gauche, aussi loin que les yeux peuvent voir, il y a des eaux qui emplissent l'horizon.

      Ce n'est pas la mer, et, si je ne le savais pas, je le devinerais aux rides du courant, aux sables qu'il entraîne et aux moires épanouies. Le vent non plus n'est pas marin. Il n'a pas le goût du sel, ni la jeunesse de ce qui n'a pas touché la terre. Mais ces larges eaux ne ressemblent point à celles d'Europe, à celles du moins qui me sont familières. Elles me rappellent seulement les fleuves débordés. On ne les voit point dominées par des caps, ou des collines, et les courbes des terres qui limitent leur cours, et les pointes de forêts qui s'y enfoncent, n'étant point d'un sol élevé au-dessus des eaux, semblent nager sur elles, et y mirer leurs arbres sans racine et sans herbe à leurs pieds. Ces grands fleuves enflés de lacs sont répandus encore sur des terres qu'ils abandonneront un jour, ils vivent leur période d'inondation permanente. Si vite que passe le train, j'ai le temps d'éprouver l'impression de solitude magnifique de celui qui s'avancerait ici, dans un canot, dans la pleine lumière. Aucun bateau visible. Ces eaux inhabitées, immenses, venues à travers toutes les Amériques, les terres à blé et les bois, font des clairières de soleil, et les nuages au-dessus luisent. Déjà la terre monotone des fermes, des bois, des herbages, a repris sa course aux deux vitres du wagon.

      Cette


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