Nord-Sud: Amérique; Angleterre; Corse; Spitzberg. Rene Bazin

Nord-Sud: Amérique; Angleterre; Corse; Spitzberg - Rene  Bazin


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général de l'armée américaine, l'ambassadeur de France, plusieurs autres personnages officiels. Un piquet de soldats rendait les honneurs; dix-neuf coups de canon saluaient les couleurs françaises que venait de hisser la canonnière Dolfin, et la musique du bord jouait la Marseillaise. Nous allions visiter Mount-Vernon, l'ancienne demeure de Washington. En peu de temps nous perdons de vue les quelques usines à haute cheminée que cette ville des avenues, des jardins et des parcs a laissé bâtir sur la rive du fleuve, et nous nous avançons, toutes les fumées et les maisons étant restées en arrière, au milieu de ces grands espaces d'eau qui, n'ayant pas de montagnes pour les contenir, n'ont pas d'ombre sur eux et ne reflètent que du ciel. Le Dolfin suit un chenal à distance à peu près égale des deux rives. Celle de droite est relevée en talus. Tout est boisé, cette pente, l'autre bord qui est plat, les anses qui s'ouvrent et éclatent tout à coup, comme des bulles de lumière, et les petits caps de lagunes, très lointains, qui n'ont point de relief, et qui portent sans se montrer, aussi avant qu'ils peuvent dans le courant, la découpure nette d'une ligne d'arbres. Lorsque nous nous approchons un peu plus des rives, les différentes et jeunes frondaisons apparaissent, et, parmi elles, des fleurs blanches. Je crois d'abord que ce sont des aubépines. J'ai vu de si beaux aubépins, à Regent's park, et qui feraient, dans une futaie, des taches pareilles à celles-ci. Mais non, pas pareilles, car l'aubépine est un buisson, un fouillis de bouquets d'étoiles, et fleuri jusqu'en dedans: ce que j'aperçois, sous les futaies, parmi les hampes jeunes, les baliveaux et les végétations protégées, c'est un arbuste dont les branches en éventail, comme celles d'un hêtre, portent de larges fleurs, d'un blanc soyeux, un arbre qui a ses fleurs avant ses feuilles, ce qui est une permission donnée à quelques-uns, pour notre joie. Je demande à une Américaine. «Nous l'appelons dogwood», me dit-elle. Et je crois voir que les dogwoods se multiplient, à mesure que nous avançons vers Mount-Vernon. Ils blanchissent l'ombre bleue, quand la futaie se creuse, s'enfonce dans une faille, et fait un pli comme un livre entr'ouvert. Des mains se tendent vers cette pente forestière interrompue, fuyante, et désignent un point blanc, tout en haut. La canonnière ralentit sa marche, des fusiliers de marine, en armes, se rangent sur le pont, face à la terre. Les conversations cessent. Nous allons passer devant le tombeau de Washington, qui est là-bas, entre les arbres du parc. L'officier qui commande le piquet d'honneur tient son sabre levé. Tous les invités du Président et les marins de l'équipage sont debout et découverts. La musique, à l'avant du bateau, joue l'hymne américain. A peine la dernière phrase musicale a-t-elle commencé de courir sur les eaux, qu'un clairon, du milieu du bateau, derrière le piquet des fusiliers, salue à son tour le héros. Il l'appelle. Il jette aux collines d'en face, par deux fois, une plainte déchirante, et ces notes prolongées, d'une tristesse inattendue, m'émeuvent. J'admire ce peuple où se fait passionnément, en toute occasion, l'éducation du patriotisme. Je sais qu'il a une marine redoutable, dont les équipages, autrefois très mêlés d'étrangers, sont aujourd'hui presque entièrement américains. Je pense que ce salut au fondateur des États-Unis, il n'y a pas un grand ou un petit bateau passant en vue de Mount-Vernon, qui ne l'adresse à sa manière, chacun ayant à bord une sirène, un sifflet, un drapeau étoilé, ou un marin levant son bonnet. C'est une chose émouvante de voir grandir un pays. Et nous qui avons tant d'ancêtres, tant de héros tombés pour la patrie! Chaque colline et chaque plaine de France abrite un mort glorieux ou plusieurs inconnus qui ont peiné et mérité. Nous pourrions aller tête nue par nos chemins, et le clairon pourrait tourner dans tous les sens son pavillon. Tant d'amour qui servirait encore! Passé précieux et gaspillé! L'Amérique ne laisse pas perdre une parcelle du sien.

      Nous descendons dans des canots automobiles qui nous mènent à terre. Les groupes s'engagent dans les allées d'un parc en pente rapide, les unes décrivant des lacets à travers les bouquets d'arbres, et la plus grande, carrossable, montant presque droit, avec sa large banquette de briques posées sur champ. J'imagine les attelages et les lourdes berlines du seigneur qui habitait là-haut. A présent, cette avenue ne connaît plus le poids des roues, à moins que ce ne soit d'une charrette de feuilles mortes ou de foin; le tombeau du maître est à mi-colline, chapelle rouge dans la verdure; il ne vient plus que des visiteurs, par la voie du fleuve, et la maison est à jamais inhabitée. La maison, longue, plate et blanche, posée à la crête du plateau, regarde, par-dessus les pelouses, tout un pays, les eaux coudées du Potomac, et les forêts qu'en s'écartant elles enveloppent et limitent de leur lumière. En arrière, elle a son accompagnement obligé de dépendances et de communs, son village, ainsi qu'on peut le voir, aujourd'hui encore, dans les domaines seigneuriaux d'Angleterre, cuisines, maisons du jardinier, boulangerie, et dix autres pavillons, y compris celui qui servait à fumer les jambons. Devant la demeure du jardinier, – quel poste enviable! – des bordures de buis d'une authenticité certaine, des buis taillés en murets, en corbeilles, en pétales de lis, des buis dont on aperçoit la membrure tordue et dégarnie à moitié, vestiges encore somptueux, abritent des fleurs dont un curé de village ne voudrait plus, primevères, oreilles d'ours et pensées. Je n'ai pas vu le jardinier. Il n'est pas fonctionnaire. Il dépend de la «Mount-Vernon ladies association», qui conserve à l'admiration de l'Amérique le domaine du grand homme; et je le crois assuré de ne point déplaire, s'il remplit bien son rôle de retardeur de la mort et de défenseur des bosquets. Quels beaux moments il doit connaître! Lorsque la nuit d'été va commencer, – tous les visiteurs partis, et le petit pavillon d'accostage n'étant visé par aucune proue, – quelle splendeur pour lui! La ville, au loin, mijote dans la chaleur humide de l'été. Les habitants riches ont tous quitté la capitale politique; les mouches à feu traversent les avenues. Le jardinier de Mount-Vernon, debout au-dessus d'une contrée assoupie, regarde d'en haut les bateaux qui passent, et le premier souffle de vent est pour lui, que la brise se lève du fleuve, ou de l'océan invisible, ou des forêts qui l'ont gardée fraîche tout le jour, parmi les mousses, et capable seulement d'un vol court.

      Washington, après une soirée.– Parmi les gloires américaines, il faut célébrer l'œillet rose et la rose qui a nom, équitablement, «american beauty». Ce sont des fleurs de grande santé, d'une richesse de ton qui ne heurte pas et ne fatigue pas; elles ont le parfum non pas subtil, mais d'une fraîcheur vive et durable; elles coûtent cher; elles meurent à profusion sur les tables et dans les salons; on m'a dit qu'elles vivaient en serre, – du moins les premières de la saison, – et si j'en préfère d'autres, je ne veux pas le savoir, mais elles ont le droit d'être aimées.

      A la fin d'un de ces dîners d'apparat qui ont groupé, chaque soir, les membres de la délégation Champlain, j'ai posé cette question à mes voisins américains:

      – Ne pensez-vous pas que l'Amérique, qui a eu un bel éveil littéraire, avec Longfellow, Edgar Poe, Thoreau, Hawthorn, aura un jour sa grande période de littérature et d'art?

      Un citoyen considérable des États-Unis a répondu fermement:

      – Non.

      – Parce que?

      – Nous ne faisons rien pour cela. Nous ne le désirons pas.

      – Les Barbares ont dû dire comme vous.

      – Pas tout à fait. Ils brisaient les œuvres d'art: nous les achetons.

      – Comment pouvez-vous admettre que votre patrie pourra manquer, toujours, de génies créateurs? Vous acceptez qu'elle n'ait qu'une civilisation moindre? Toute matérielle?

      – Oui, surtout matérielle, nos profits nous permettant de jouir, comme d'un luxe, des arts qui n'auront pas fleuri chez nous. Nous buvons votre champagne: c'est la même chose. J'accepte très bien l'idée d'une Amérique tributaire de quelques nations anciennes, pour les jeux de l'esprit.

      – Ce que vous appelez jeu, c'est la vie même. Je vais vous dire le rêve que j'ai fait. Je suis, pour vous, plus ambitieux que vous.

      Ma voisine, Américaine, écoutait de ses deux yeux où il y avait une mine d'or et une forêt mêlées, tandis que mon interlocuteur, comme un taureau qui va charger, baissant un peu sa face carrée, coiffée d'une lamelle de cheveux noirs, fixait sur moi des prunelles non habituées aux nuances, et qui ne cessaient de dire: «Non, non, non.»

      – Pourquoi pas? Vous dites que l'éducation, l'exemple, la lecture des journaux, le besoin


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