Le Désespéré. Leon Bloy
à défrayer un martyrologe d'enfants. Mon père, endurci par d'imbéciles préjugés sur l'éducation et résolument enfermé dans la forteresse inexpugnable d'un tout petit nombre d'idées absolues, ne voulut jamais voir en moi qu'un paresseux et m'assommait avec une fermeté lacédémonienne.
Peut-être avait-il raison. Je suis même arrivé à me persuader que la culture intensive du roseau pensant est, en général, la résultante spirituelle d'un ascendant épidermique. Malheureusement, le pauvre homme stérilisait ses raclées en ne les faisant jamais suivre d'aucun retour de tendresse qui en eût intellectualisé la cuisson. Naturellement incliné à chérir, cet éducateur infortuné nourri au râtelier de Plutarque, avait cru faire des miracles en prenant conseil de cette rosse antique et refoulant son cœur, à lui, son moderne cœur scarifié par d'anachroniques immolations, il s'était infligé de n'avoir jamais une caresse de son enfant, dans le civique espoir de sauvegarder la majesté paternelle.
Quand il me mit au lycée, ce fut un enfer. Hébété déjà par la crainte, méprisé des autres enfants dont la turbulence me faisait horreur, bafoué par d'ignobles cuistres qui m'offraient en risée à mes camarades, puni sans relâche et battu de toutes mains, je finis par tomber dans un taciturne dégoût de vivre qui me fit ressembler à un jeune idiot.
Cette parfaite détresse, cette perpétuelle constriction du cœur, ordinairement dévolue aux enfants mélancoliques dans les pénitentiaires de l'Université, s'aggravait pour moi de l'impossibilité de concevoir une condition terrestre qui fût moins atroce. Il me semblait être tombé, j'ignorais de quel empyrée, dans un amas infini d'ordures où les êtres humains m'apparaissaient comme de la vermine. Telle était, à quatorze ans, et telle est encore, aujourd'hui, ma conception de la société humaine!
Un jour, cependant, je me révoltai, la malice de mes condisciples ayant dépassé je ne sais plus quelles bornes. Je dérobai un couteau de réfectoire heureusement inoffensif et m'élançai, après une bravade emphatique, sur un groupe de quarante jeunes drôles dont je blessai deux ou trois. On me releva écumant, broyé de coups, superbe. Mon couteau avait fait peu de mal, à peine quelques écorchures, mais mon père, dut me retirer de l'abrutissant séjour et me garder à la maison.
XI
Marchenoir père, instruit par sa propre expérience du néant des espérances administratives, avait décidé de pousser son fils dans l'industrie. Les chemins de fer se construisaient alors partout avec fureur. Périgueux était précisément le foyer d'irradiation de ce réseau de lignes que la spéculation jeta comme un filet sur le centre de la France et qui s'appela, pour cette raison, le Grand Central d'Orléans.
L'araignée industrielle, aujourd'hui repue, et même crevée, avait fixé là son laboratoire et pompait les sucs financiers de beaucoup de provinces, naguère tranquilles, qu'elle avait promis d'enrichir. La frénésie californienne, la prostitution et le jobardisme civilisateur battaient leur plein. La vieille petite cité romaine envahie par plusieurs armées d'ingénieurs poussiéreux et de limousins prolifiques, s'était accrue du double en quelques années et menaçait tout à l'heure, de son inondante obésité, les montagnes à hauteur d'appui qui l'avaient contenue pendant vingt siècles …
En conséquence, le besogneux employé de l'État avait formé le bouddhique vœu d'immerger le fils de ses secrètes ambitions déçues dans ce Brahmapoutre d'or.
À ce point de vue, c'était sans doute un bien qu'il n'eût pas mordu aux humanités. Apparemment, l'estomac de son esprit n'avait été calculé que pour la digestion des mathématiques. Il s'agissait de le gaver sans retard de cet aliment nouveau.
Le pauvre garçon n'y mordit pas davantage. L'hypothèse préliminaire, l'acte de foi primordial, planté comme un basilic sur le seuil de toute science naturelle, suffit pour éteindre, du premier coup, la timide flamme de curiosité que les pollicitantes exhortations de son père avaient paru allumer en lui. L'insuffisance de l'outillage cérébral chez le jeune Périgourdin éclata manifestement, dès qu'il fallut excogiter l'impossible roman d'une ligne conjecturale, problématiquement engendrée par copulation dubitable d'une multitude de points inexistants!..
Il fallut se résigner à de médiocres destins et devenir expéditionnaire. Caïn Joseph, désormais abandonné comme une lande inculte, livré à une tâche presque manuelle qui ne comprimait plus ses facultés, retourna de lui-même, par une pente insoupçonnée, aux premières études dont il avait paru si prodigieusement incapable. Seul, presque sans effort, il apprit en deux ans ce que le despotisme abêtissant de tous les pions de la terre n'aurait pu lui enseigner en un demi-siècle. Il se trouva soudainement rempli des lettres anciennes et commença de rêver un avenir littéraire.
Au fait, que diable voulez-vous que puisse rêver, aujourd'hui, un adolescent que les disciplines modernes exaspèrent et que l'abjection commerciale fait vomir? Les croisades ne sont plus, ni les nobles aventures lointaines d'aucune sorte. Le globe entier est devenu raisonnable et on est assuré de rencontrer un excrément anglais à toutes les intersections de l'infini. Il ne reste plus que l'Art. Un art proscrit, il est vrai, méprisé, subalternisé, famélique, fugitif, guenilleux et catacombal. Mais, quand même, c'est l'unique refuge pour quelques âmes altissimes condamnées à traîner leur souffrante carcasse dans les charogneux carrefours du monde.
Le malheureux ne savait pas de quelles tortures il faut payer l'indépendance de l'esprit. Personne, dans sa sotte province, n'eût été capable de l'en instruire et l'ironique mépris de son père, résolument hostile à tout ambitieux dessein qu'il n'eût pas couvé lui-même, ne pouvait être qu'un stimulant de plus. D'ailleurs, il se croyait un cœur de martyr, capable de tout endurer.
Un jour donc, ayant, à force de démarches, obtenu à Paris le plus misérable des emplois, il s'en vint docilement agoniser, après cent mille autres, dans cet Ergastule de promission où l'on met à tremper la fleur humaine dans le pot de chambre de Circé. La hideuse Goule des âmes qui n'a qu'à les siffler pour qu'elles accourent à ses sales pieds des extrémités de la terre, une fois de plus, avait été obéie!
XII
Il avait dix-huit ans, une de ces physionomies rurales où le mufle atavique n'avait pas encore eu le temps de livrer sa dernière bataille à l'envahissante intelligence qui monta, bientôt, pour tout ennoblir, des vallées intimes du cœur.
Il tenait de sa mère, morte depuis longtemps, le ridicule romantique d'une origine espagnole, partagé d'ailleurs avec cette multitude de prêtres infâmes dont on peut lire les identiques forfaits dans la plupart des romans anticléricaux.
Cette origine, – à peine démentie par des yeux d'un bleu si naïf qu'il avait toujours l'air de s'en servir pour la première fois, – était surabondamment attestée par l'extraordinaire énergie de tous les autres traits sans exception. Seulement, c'était l'énergie contemplative de ces amoureux de l'action héroïque qui n'estiment pas que l'action vulgaire vaille la dépense de l'autre énergie.
Hirsute et noir, silencieux et avare de gestes, exécrateur victimaire du propos banal et de la rengaîne, il portait sur l'extrémité de sa langue une catapulte pour lancer d'erratiques monosyllabes qui vous crevaient à l'instant même une conversation d'imbéciles. Bouche close, narines vibrantes, sourcils presque barrés et entrant l'un dans l'autre à la plus légère commotion, il avait parfois des colères muettes et blanches de séditieux comprimé qui eussent donné la colique à un éventrable despote. En ces rencontres, le cannibale sortait du rêveur, instantanément. Les yeux noyés et d'une tendresse presque enfantine, – seuls capables de tempérer l'habituelle dureté de l'ensemble, – changeaient alors de couleur et devenaient noirs!..
Des années d'humiliations et de supplices tamisèrent peu à peu sur la friche de ce visage la fertilisante poudrette de quelques inévitables accommodements. Le teint, déjà bilieux, prit cette lividité brûlante d'un chrétien mal lapidé, de la première heure, qui serait devenu sacristain dans les catacombes.
Il avait le don des larmes, signe de prédestination, disent les Mystiques. Ces larmes furent l'allégresse cachée, l'occulte trésor d'une des existences les plus dénuées et les plus tragiques de ce siècle.
Quand