Le Désespéré. Leon Bloy

Le Désespéré -   Leon Bloy


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contraindre les regrattiers du salut à repeser devant lui leur marchandise et que l'orgueil chrétien révoltait plus que le pharisaïsme crucificateur de la Thora, ne pouvait pas se faire beaucoup d'amis dans le sacerdoce.

      Il n'en put trouver qu'un seul, un prêtre doux et humble à la manière de cet émule ignoré de saint Vincent de Paul, que le peuple de Paris nommait le Pauvre Prêtre et qui, un jour, pressé par le tout puissant Cardinal de Richelieu de lui demander quelque importante faveur, lui fit cette simple réponse:

      – Monseigneur, veuillez donner des ordres pour qu'on remette des planches neuves à la charrette qui porte les condamnés à mort au lieu de leur supplice, afin que la crainte de tomber en chemin ne les détourne pas de recommander leur âme à Dieu.

      Marchenoir eut l'inespérée fortune de dénicher un prêtre de cette sorte, mais ce fut pour très peu de temps. En général, le Clergé français n'aime pas les saints ni les apôtres. Il ne vénère que ceux qui sont morts depuis longtemps et en poussière. Rejeton ligneux de la vieille souche gallicane et légataire de son coriace orgueil, il abhorre par-dessus tout la supériorité de l'esprit, naturellement incompressible comme l'eau du ciel, et, par conséquent, dangereuse pour l'équilibre sacerdotal.

      L'abbé T… était mort à la peine, peu de temps après la rencontre du Périgourdin. Écarté soigneusement de toutes les chaires où ses rares facultés de prédicateur apostolique eussent pu servir à quelque chose, navré du cloaque de bêtise où il voyait le monde catholique s'engouffrer, abattu par le chagrin au pied de l'autel, il avait à peine eu le temps d'ensemencer ce vivipare dont la monstrueuse fécondité immédiate eût peut-être suffi pour le faire expirer d'effroi.

      Il est certain que Marchenoir tenait de lui le meilleur de ce qu'il possédait intellectuellement. Le défunt lui avait transmis d'abstruses méthodes d'interprétation sacrée qui devinrent aussitôt une algèbre universelle dans le miroir ardent de cet esprit concentrateur. L'élève, plus robuste que le maître, avait violemment répercuté du premier coup, dans toutes les directions imaginables, l'ésotérisme brûlant d'un intégral de Beauté divine, que le timide apôtre, de nature moins incendiaire, se bornait à convoiter avec la douceur résignée d'un saint.

      Marchenoir accomplit ce prodige de dépasser toutes les audaces d'investigation ou de conjecture, sans oblitérer en lui la soumission filiale à l'autorité souveraine de l'Église. Ce poulain sauvage, affronteur de gouffres, ne cassa pas son licol et resta dans le brancard.

      Seulement, il avait réussi de telles escalades que la société catholique contemporaine ne pouvait plus avoir pour lui le moindre prestige. L'obéissance fut un décret de sa raison, un hommage tout militaire et de pure consigne aux Eunuques du Sérail de la PAROLE. Il ne fallait pas lui en demander davantage.

      Le sel de la terre, – pour employer le saint Texte liturgiquement adopté dans le commun des Docteurs, – il le voyait dénué de saveur, incapable de saler, même une tranche de cochon, gravier sédimentaire bon tout au plus à sablonner de vieilles bouteilles ou à ressuyer les allées d'un parc mondain sous les vastes pieds du dédaigneux «larbin de Madame.»

      Investi des plus transcendantales conceptions, il considérait avec d'horrifiques épouvantements, ce collège œcuménique de l'Apostolat, cette cléricature fameuse qui avait été réellement «la lumière du monde,» – si formidable encore que la dérision ne peut l'atteindre sans rejaillir sur Dieu comme une tempête de fange, – devenue pourtant le décrottoir des peuples et le tapis de pied des hippopotames!

      Il se disait que c'était justice, cela, et que la grande Prévarication sacerdotale allait sans doute recommencer, puisqu'on revenait à l'obduration et à l'enflure théologique de la Synagogue, – avec l'aggravation, pour les seuls bourreaux, cette fois, de l'universel mépris.

      De l'ignominie du Christianisme naissant à l'ignominie du Catholicisme expirant, la translation s'achevait enfin dans ce char de gloire qui avait roulé dix-neuf siècles, par toute la terre!

      Le Seigneur n'avait plus qu'à se montrer. Les pasteurs des âmes allaient lui régler son compte, plus sûrement encore que les Princes des prêtres et les Pharisiens de l'ancienne loi, qui ne surent ce qu'ils faisaient, dit l'Évangile.

      Émasculation systématique de l'enthousiasme religieux par médiocrité d'alimentation spirituelle; haine sans merci, haine punique à l'imagination, à l'invention, à la fantaisie, à l'originalité, à toutes les indépendances du talent; congénère et concomitant oubli absolu du précepte d'évangéliser les pauvres; enfin, adhésion gastrique et abdominale à la plus répugnante boue devant la face des puissants du siècle: tels sont les pustules et les champignons empoisonnés de ce grand corps, autrefois si pur!..

      Marchenoir collait l'oreille à toutes les portes de son enfer pour entendre venir ce Dieu que ses propres domestiques allaient massacrer.

      XV

      Il avait peu de consolation à espérer des chrétiens laïques. Ils sont faits à l'image de leurs pasteurs et c'est tout ce qu'on en peut dire. Ici, comme là, l'innocence est presque toujours imbécile, hélas! quand elle n'est pas faisandée.

      Les hardiesses viriles de sa foi et les indignations trop éloquentes de sa probité religieuse, révoltèrent, au début, ce lanigère troupeau qui s'en va paissant, sous des houlettes paroissiales, au mugissement automatique des petites cataractes dominicaines. D'ailleurs, il était pauvre et, par conséquent, élagable… Il vécut seul, dans le voisinage d'un unique ami, à peine moins indigent, qui le sauva de la mort quinze ou vingt fois.

      Les dix années antérieures à sa conversion avaient été faites à la ressemblance de toutes les années d'adolescent pauvre, niais, timide, ambitieux, mélancolique, misanthropique, épiphonémique et brutal. Mais il avait apporté de sa province, en excédent de ce commun bagage, le particulier viatique d'impuissance que j'ai dit plus haut. Ce sempiternel rêveur ne pouvait voir les choses telles qu'elles étaient et il n'y eut peut-être jamais un homme d'aussi peu de ressource et moins ambidextre pour s'emparer du toupet de l'occasion.

      Son auge unique, l'emploi de copiste qui avait été le prétexte et le moyen de son embauchage pour la lutte parisienne, à laquelle il était si merveilleusement impropre, il le perdit au bout de quelques mois. Son chef de bureau, vieillard adipeux et favorable, mais plein de principes et sans faiblesses, lui révéla, un jour, que l'administration ne le payait pas pour ne rien faire et le mit tranquillement à la porte avec une dignité incroyable.

      Ce fut la misère classique et archiconnue, tant de fois explorée et décrite. Le pauvre garçon n'était bon absolument à rien. Il était de ces fruits sauvages, d'une âpreté terrible, que la cuisson même n'édulcore pas et qui ont besoin de mûrir longtemps «sur la paille,» ainsi que Balzac l'a judicieusement observé dans son âge mûr.

      Il a fait plus tard ce calcul basé sur d'approximatives défalcations qu'il avait passé, alors, huit années entières sur dix, sans prendre aucune nourriture ni porter aucune sorte de vêtement!..

      Successivement évincé de toutes les industries et de tous les trucs suggérés par l'ambition de subsister, il se vit réduit à condescendre aux plus linéamentaires expédients. Ramasseur diurne et noctambule investigateur, il s'acharna faméliquement à la recherche de tout ce qui peut être glané ou picoré, dans les mornes steppes de l'égoïsme universel, par le besoin le plus fléchisseur, en vue d'apaiser l'intestinale vocifération.

      Forcé d'ajourner indéfiniment son éclosion littéraire, il enfouit sa précieuse tête sous les décombres de ses illusions et s'en alla se ronger le cœur dans les carrefours de l'indifférence. – Cette époque de ténèbres a été le Moyen Age de mon ère, disait-il, au lendemain de sa renaissance chrétienne.

      Les lettres, il est vrai, n'y perdaient pas grand chose. Cet esprit noué comme un cep, condamné à se chercher et à s'attendre bien longtemps, ne devait se développer, littérairement, que fort tard, sous un arrosage emphytéotique de pleurs.

      Les bibliothèques publiques étant devenues pour lui l'habituel refuge, il y connut cet ami déjà mentionné, le seul qu'il ait jamais


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