Le Désespéré. Leon Bloy

Le Désespéré -   Leon Bloy


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longtemps, il était habitué à ces merveilles de dévouement qui le bourrelaient d'inquiétude. Il ne s'était pas adressé à lui, le sachant fort gêné et capable, néanmoins, de s'écorcher vif et de se tanner sa propre peau, s'il eût fallu, pour lui procurer un peu d'argent. Quoique l'égoïsme affectueux et l'élégante sordidité de Dulaurier lui fussent parfaitement connus, il avait espéré que, pour cette fois du moins, il n'oserait se dérober et que l'exceptionnelle monstruosité d'un tel refus l'épouvanterait par ses conséquences possibles. Il n'avait pas prévu le truc du docteur.

      Il mit, un moment, les deux lettres sur le visage du mort, comme pour le faire juge, puis il alla s'occuper des préparatifs funèbres, non sans avoir cacheté avec soin, sous une vierge enveloppe, le billet de cent francs de Dulaurier qu'il lui renvoya, le soir même, sans un seul mot.

      Il avait terriblement besoin d'une impression qui le protégeât contre les dévorements de sa pensée, et le message de son ami lui fut, de toutes manières, une délivrance.

      Son père était mort sans le reconnaître, ou, ce qui revenait au même, sans témoigner, par aucun signe, qu'il le reconnût. Le silence de plusieurs années de séparation et de mécontentement n'avait pas été interrompu, même à ce suprême instant. Les deux dernières heures de l'agonie, il les avait passées auprès du moribond, agenouillé, pénitent, plein de prières, portant son cœur, – comme un calice, – dans ses mains tremblantes, pour qu'une parole, un regard ou seulement un geste de pardon y tombât. Le mystère de la mort était entré, sans prendre conseil, et s'était assis entre eux sur son trône d'énigmes …

      Cette reine de Saba qui pérambule sans cesse avec ses effrayants trésors de devinailles, Marchenoir la connaissait bien! Il l'avait appelée en de néfastes heures, et elle était venue frapper à côté de lui, – tellement près qu'il en avait odoré le souffle et bu la sueur. Il lui en était resté comme un goût de pourriture et des crevasses au cœur!..

      Mais, cette fois, il lui semblait avoir été mieux atteint. Il se découvrait une palpitation filiale ignorée et cet arrachement nouveau, après tant d'autres, lui parut une lésion énorme, hors de proportion avec le reliquat d'énergie qu'on lui laissait pour le supporter.

      Un moment, il oublia tout, les deux êtres dont il était aimé, les vastes projets de son esprit, le cadavre même qui bleuissait sous son regard, une glaçante rafale d'isolement vint tournoyer dans cette chambre mortuaire embrumée de crainte, il se sentit «unique et pauvre,» ainsi qu'il est écrit du Sabaoth terrible, et il sanglota sur lui-même, comme un enfant abandonné dans les ténèbres.

      Mais, bientôt, l'épine de révolte aux noires fleurs, dont il s'était transpercé de sa propre main, renouvela ses élancements. – Pourquoi une vie si dure? Pourquoi cette aridité invincible de l'humus social autour d'un malheureux homme? Pourquoi ces dons de l'esprit, si semblables à d'efficaces malédictions, qui ne semblaient lui avoir été départis que pour le torturer? Pourquoi, surtout, ce piège à peu près inévitable, de ses facultés rationnelles en conflit perpétuellement inégal avec ses facultés affectives?..

      Tout ce qu'il avait entrepris pour la gloire de la vérité ou le réconfort de ses frères avait tourné à sa confusion et à son malheur. Les entraînements de sa chair, les avait-il assez infernalement expiés! C'était fini, maintenant, tout cela, c'était très loin, c'était effacé par toutes les canoniques pénitences qui raturent la coulpe du chrétien. Le torrent d'immondices avait passé sans retour, mais le vase de la mémoire avait gardé la lie la plus exquise d'anciennes douleurs, qui avaient été presque sans mesure.

      Deux cadavres de femmes, naguère lavés de ses larmes, lui paraissaient étendus à droite et à gauche de celui de son père, et un quatrième, cent fois plus lamentable, – celui d'un enfant, – gisait à leurs pieds.

      De ces deux femmes qu'il avait adorées jusqu'à la démence et dont il avait accompli le miracle de se faire aimer exclusivement, la première, arrachée à une étable de prostitution, était morte phthisique, – après deux ans de misère partagée, – dans un lit d'hôpital où le malheureux, n'ayant plus un sou, avait dû la faire transporter. Administrativement avisé du décès et voulant, au moins, donner une sépulture à la pauvre fille, il avait avalé, en l'absence momentanée de son ami, des vagues de boue pour trouver les quelques francs du convoi des pauvres, et il était arrivé une minute à peine avant l'expiration du délai réglementaire.

      Ce déplorable corps nu, jeté sur la dalle de l'amphithéâtre, éventré par l'autopsie, environné d'irrévélables détritus, suintant déjà les affreuses liqueurs du charnier, avait commencé, pour ce contemplatif dévasté, la dangereuse pédagogie de l'Abyme!

      XX

      L'aventure de la seconde morte n'avait pas été moins tragique. Celle-ci, Marchenoir ne l'avait pas épousée sur un grabat de déjections, dans le gueulement d'épithalame d'une porcherie d'ivrognes en rut.

      C'était une de ces pauvresses d'esprit de la débauche, – à casser les bras à la Justice! – une de ces irresponsables chasseresses, ordinairement bredouilles, du Rognon pensant, sommelières sans vocation, inhabiles à soutirer la futaille humaine.

      Il l'avait trouvée une nuit, dans la rue, désolée et sans asile. Son histoire, infiniment vulgaire, était la navrante histoire de cent mille autres. Séduite par un drôle sans visage que d'incrustables espaces avaient presque aussitôt englouti, chassée de sa pudibonde famille et ballottée, comme une épave, elle était tombée sous la domination absolue d'un de ces sinistres voyous naufrageurs, moitié souteneurs et moitié mouchards, qui monopolisent à leur profit la camelotte de l'innocence.

      Forcée, depuis des mois, de transmuer sa chair en victuaille de luxure, sous la menace quotidienne d'épouvantables volées, la malheureuse, décidément inapte, mourante d'horreur et n'osant plus réintégrer l'horrible caverne, accepta sans hésitation les offres de service de Marchenoir, exceptionnellement galionné de quelques pièces de cent sous.

      Incapable d'abuser d'une pareille détresse et rempli d'évangéliques intentions, celui-ci dormit sur une chaise plusieurs nuits de suite, cachant dans sa chambre et dans son lit cette désirable créature qui tremblait à la seule pensée de sortir. Il fallut devenir amoureux et le devenir passionnément. Le fragile chrétien interrompit, à la fin, ses dormitations cathédrales et une grossesse imprévue récompensa bientôt sa ferveur.

      Il gagnait alors un peu d'argent, aux Archives de l'État, comme harponneur de documents onctueux, pour le compte d'un fabricant d'huile de baleine historique de l'Institut. Cette énorme aggravation de sa misère ne l'épouvanta pas. Praticien du concubinage héroïque, la circonstance d'un enfant à naître, loin de le troubler, lui parut un bénissable surcroît providentiel de tribulations.

      Un soir, la grossesse étant déjà fort avancée, on rapporta chez lui sa maîtresse à moitié morte et l'enfant naissant. La mère étant tombée sur son ancien éditeur, avait été rouée de coups et sauvagement piétinée, au conspect d'un troupeau de boutiquiers dont pas un seul n'intervint. L'infortunée expira dans la nuit, après avoir accouché avant terme, laissant au seul ami qu'elle eût jamais rencontré, le souvenir crucifiant de la plus délicieusement naïve des tendresses.

      Fauvement, il se jeta à son fils. Dans cette âme d'ancêtre, altérée de dilection, le sentiment paternel éclata comme un incendie.

      Ce fut une nouvelle sorte de délire, fait de toutes les agitations précordiales du passé et de toutes les antérieures tempêtes, un epitomé sublime de toutes les procellaires véhémences de la passion, enfin clarifiée, spiritualisée, concentrée et dardée uniquement sur le berceau de cet enfantelet débile.

      Redoutant les meurtrières abominations des nourriceries lointaines, il voulut le garder auprès de lui et, à force d'amoureuse énergie, parvint à le faire vivre jusqu'à l'âge de cinq ans. Ce que cela lui coûta, lui-même n'aurait pu le dire! Mais il voulut être heureux de souffrir et se fit une volupté de râler toutes les agonies. Pour son enfant, il aurait accepté de cheminer dans une voie lactée de douleurs!

      Lorsqu'après avoir fait n'importe lequel des quinze ou vingt métiers


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