Le Désespéré. Leon Bloy

Le Désespéré -   Leon Bloy


Скачать книгу
J'ai même cru démêler que je pouvais bien n'en être séparé que de l'envergure d'un large soufflet. N'importe, j'ai signé ce qu'il a fallu, le drôle ayant tout préparé d'avance. Les pauvres n'ont pas droit à un foyer, ils n'ont droit à rien, je le sais, et je me suis cerclé le cœur avec le meilleur métal de ma volonté pour signer plus ferme.

      «On me fait espérer un reliquat de quelques centaines de francs qui me seront envoyés, le tripotage consommé. Ce sera mon héritage. Si ton général des Chartreux veut me gratifier de son côté, il m'en coûtera peu de recevoir l'aumône de sa main. Nous pourrons, alors, faire l'acquisition d'un nouveau cheval de bataille pour la revanche ou pour la mort. J'ai le pressentiment que ce sera plutôt la mort et je crois vraiment qu'il me faudrait la bénir, car je commence à furieusement me lasser de jouer les Tantales de la justice!

      «Dis à ma chère Marie l'Égyptienne qu'elle continue de prier pour moi dans le désert de notre aride logement. Elle ne pourrait rien faire qui me fût plus utile. Tu ne comprends pas trop bien tout cela, toi, mon pauvre séide. Tu ne sais que souffrir et te sacrifier pour mon service, comme si j'étais un Manitou de première grandeur, et la merveille sans rivale de cette fille consumée de l'amour mystique, est presque entièrement perdue pour toi. Tous les prodiges de l'Exode d'Égypte se sont accomplis en vain, sous tes yeux, en la personne de cette échappée à l'ergastule des adorateurs de chats et des mangeurs de vomissements à l'ognon de la Luxure.

      «Pour moi, je grandis chaque jour dans l'admiration et je m'estime infiniment honoré d'avoir été choisi pour récupérer cette drachme perdue, cette perle évangélique flairée et contaminée par le groin de tant de pourceaux.

      «Il est étrange que je sois précisément l'homme qu'il fallait pour rapprocher deux êtres si exceptionnels et si parfaitement dissemblables. Dans votre émulation à me chérir, c'est toi, l'homme de glace, qui me brûles et c'est elle, l'incendiée, qui me tempère. Tu ne te rassasies jamais de ce que tu nommes mes audaces et elle tremble parfois de ce qu'elle appelle naïvement mes justices. En même temps, vous vous reprochez l'un à l'autre de m'exaspérer. Chers et uniques témoins de mes tribulations les plus cachées, vous êtes bien inouïs tous les deux et nous faisons, à nous trois, un assemblage bien surprenant!

      «Aujourd'hui, tu m'envoies à la Chartreuse du même air d'oracle que tu voulus, autrefois, me détourner d'aller à la Trappe. Seulement, cette fois, je t'obéis sans discussion et même avec autant d'allégresse qu'il est possible. Tel est le progrès de ton génie.

      «Tu te portes garant de la roborative et intelligente hospitalité des Chartreux. Je le crois volontiers. Cependant il est peu probable que j'écrive beaucoup dans leur maison. Mais je ferai de l'ordre dans le taudion de mes pensées et je ferai passer le fleuve de la méditation la plus encaissée, au travers des écuries d'Augias de mon esprit.

      «Quel livre pourrait être le mien, pourtant, si j'enfantais ce que j'ai conçu! Mais quel accablant, quel formidable sujet! Le Symbolisme de l'histoire, c'est-à-dire, l'hiérographie providentielle, enfin déchiffrée dans le plus intérieur arcane des faits et dans la kabale des dates, le sens absolu de signes chroniques, tels que Pharsale, Théodoric, Cromwel ou l'insurrection du 18 mars, par exemple, et l'orthographe conditionnelle de leurs infinies combinaisons! En d'autres termes, le calque linéaire du plan divin rendu aussi sensible que les délimitations géographiques d'un planisphère, avec tout un système corollaire de conjecturales aperceptions dans l'avenir!!.. Ah! ce n'est pas encore ce livre qui me fera populaire, en supposant que je puisse le réaliser!

      «Je te quitte, mon ami, la fatigue m'écrase et l'heure galope avec furie. J'ai hâte de fuir cette ville où je n'ai que des souvenirs de douleur et des perspectives de dégoût. Or, j'ai beaucoup à brûler, avant mon départ, dans cette maison qu'on va vendre. Je ne veux pas de profanations. Mais, ça ne va pas être fertile en gaîté, non plus, cette exécution de toutes les reliques de mon enfance!.. Bonsoir, mes chers fidèles, et, au revoir dans quelques semaines.

       «MARIE-JOSEPH CAÏN MARCHENOIR.»

      XXV

      Le surlendemain, Marchenoir commençait à pied l'ascension du Désert de la Grande Chartreuse. Lorsqu'il eut franchi ce qu'on appelle l'entrée de Fourvoirie, rainure imperceptible entre deux rocs monstrueux, au delà desquels la vie moderne paraît brusquement s'interrompre, une sorte de paix joyeuse fondit sur lui. Il allait enfin savoir à quoi s'en tenir sur cette Maison fameuse dans la Chrétienté, – si bêtement entrevue, de nos jours, à travers les fumées de l'alcoolisme démocratique, – ruche alpestre des plus sublimes ouvriers de la prière, de ceux-là qu'un vieil écrivain comparait aux Brûlants des cieux et qu'il appelait pour cette raison, les «Séraphins de l'Église militante!»

      Les gens badigeonnés d'une légère couche de christianisme, qui veulent que les pèlerinages soient commodes, affirment sous serment que le monastère est inaccessible dans la saison des neiges. L'effet heureux de ce préjugé est une restitution périodique de l'antique solitude cartusienne tant désirée par saint Bruno pour ses religieux!

      L'énorme affluence des voyageurs, dans ce qu'on est convenu d'appeler la belle saison, doit être, pour les solitaires, une bien pesante importunité. La foi du plus grand nombre de ces curieux n'aurait certainement pas la force évangélique qui fait bondir les montagnes, et beaucoup viennent et s'en vont qui n'ont pas d'autre bagage spirituel que le très sot journal d'un touriste sans ingénuité. N'importe! ils sont reçus comme s'ils tombaient du ciel, – aérolithes mondains de peu de fulgurance, qui ne déconcertent jamais l'accueillante résignation de ces moines hospitaliers.

      La Grande Chartreuse doit donc être visitée en hiver par tous ceux qui veulent se faire une exacte idée de cette merveilleuse combinaison de la vie érémitique et de la vie commune qui caractérise essentiellement l'ordre cartusien, et dont la triomphante expérience accomplit, tout à l'heure, son huitième siècle.

      Fondée en 1084, la famille de Saint Bruno, – rouvre glorieux qui couvrit le monde chrétien de sa puissante frondaison, – seule entre toutes les familles religieuses, a mérité ce témoignage de la Papauté: «Cartusia nunquam reformata, quia nunquam deformata, l'ordre des Chartreux, ne s'étant point déformé, n'a jamais eu besoin d'être réformé.»

      Dans un siècle aussi jeté que le nôtre aux lamproies ou aux murènes de la définitive anarchie qui menace de faire ripaille du monde, il est au moins intéressant de contempler cet unique monument du passé chrétien de l'Europe, resté debout et intact, sans ébranlement et sans macule, dans le milieu du torrent des siècles.

      «D'où cela vient-il? – dit un auteur chartreux contemporain. – De la sagesse qui accompagne nécessairement les résolutions du Définitoire, puisque ses Ordonnances n'obligent qu'après avoir été mises à l'essai; puisque ses Constitutions doivent être approuvées par ceux qui ne les ont pas faites. Ce qui nous a sauvés, c'est ce Définitoire libre, impartial, toujours indépendant, puisque les religieux qui peuvent et doivent le composer arrivent en Chartreuse ignorants ou incertains de leur nomination; ils y viennent alors sans idées préconçues, sans parti pris: la brigue et la cabale seraient impossibles.

      «Dans les séances annuelles du Chapitre Général, la première occupation de cette assemblée est de former le Définitoire, composé de huit Définiteurs nommés au scrutin secret et n'ayant point fait partie du définitoire de l'année précédente. Ce définitoire, sous la présidence du R. P. Général, est chargé du bien de tout l'Ordre et exerce, conjointement avec le chef suprême, la plénitude du pouvoir, en vue d'ordonner, de statuer et de définir.

      «Ce qui nous a sauvés, c'est l'énergie de cette espèce de concile, composé de membres de différentes nations qui, pour la plupart, n'ont point vécu et ne doivent point se retrouver avec ceux qu'ils frapperont d'une juste sentence. Parfaitement libre, il n'a jamais reculé, en aucune occasion, devant un coup d'énergie. Jamais, dans l'Ordre entier, jamais, dans une Province, un abus n'a été approuvé, même tacitement; nous pouvons même dire, histoire en main, que jamais un manquement grave aux Règles fondamentales de la vie cartusienne n'a été toléré dans aucune Chartreuse. Le Définitoire a averti, patienté, insisté, menacé; enfin,


Скачать книгу