Le Désespéré. Leon Bloy
aux réfractaires, édifices, rentes, propriétés, tout, excepté le nom de Chartreux et la Règle de saint Bruno, Cartusia nunquam deformata, parce que dès que l'Ordre prit de l'extension, au commencement du douzième siècle, nos ancêtres surent nous donner une Constitution aussi forte qu'elle était large, aussi sage qu'elle était gardienne de la seule vraie liberté qui consiste, non point à pouvoir faire le mal ou le bien, mais, au contraire, à être dans l'heureuse nécessité de ne faire que le bien, tout en choisissant, parmi ce qui est bien, ce qui nous paraît le meilleur.»
Du reste, il suffit de franchir les limites de ce célèbre Désert pour sentir l'absence soudaine du dix-neuvième siècle et pour avoir, autant que cela est possible, l'illusion du douzième. Mais, il faut que la route ne soit pas encombrée par les caravanes tapageuses de la curiosité. Alors, c'est vraiment le Désert sourcilleux et formidable que Dieu lui-même, dit-on, avait désigné à son serviteur Bruno et à ses six compagnons pour que leur postérité spirituelle y chantât, pendant huit cents ans, au moins, dans la paix auguste des hauteurs, la Jubilation de la terre devant la face du Seigneur Roi. Jubilate Deo omnis terra … Jubilate in conspectu Regis Domini!
Marchenoir n'avait jamais savouré si profondément la beauté religieuse et pacifiante du silence, que dans cette montée de la Grande Chartreuse, entre Saint-Laurent-du-Pont et le monastère. La nuit avait été fort neigeuse et le paysage entier, vêtu de blanc comme un chartreux, éclatait aux yeux sous la mateur grise d'un ciel bas et lourd qui semblait s'accouder sur la montagne. Seul, le torrent qui roule au fond de la gorge sauvage, tranchait par son fracas sur l'immobile taciturnité de cette nature sommeillante. Mais, – à la manière d'une voix unique dans un lieu très solitaire, – cette clameur d'en bas, qui montait en se dissolvant dans l'espace, y était dévorée par ce silence dominateur et le faisait paraître plus profond encore et plus solennel.
Il se pencha – pour regarder en rêvant cette eau folle et bondissante, qu'on appelle si improprement le Guiers-Mort, et dont la couleur, pareille au bleu de l'acier quand elle se précipite, ressemble à une moire verte ondulée d'écume, quand elle se recueille, en frémissant, dans une conque de rochers, pour un élan plus furieux et pour une chute plus irrémédiable.
Il se prit à songer à l'énorme durée de cette existence de torrent qui coule ainsi, pour la gloire de Dieu, depuis des milliers d'années, bien moins inutilement, sans doute, que beaucoup d'hommes qui n'ont certes pas sa beauté et qu'il a l'air de fuir en grondant pour n'avoir pas à refléter leur image. Il se souvint que Saint Bernard, Saint François de Sales et combien d'autres, après Saint Bruno, étaient venus en ce lieu; que des pauvres ou des puissants, évadés du monde, avaient passé par là, pendant une moitié de l'histoire du Christianisme, et qu'ils avaient dû être sollicités, comme lui-même, par cette figure, perpétuellement fuyante, de toutes les choses du siècle …
Une méditation de cette sorte et dans un tel endroit, est singulièrement puissante sur l'âme et recommandable aux ennuyés et aux tâtonnants de la vie. Marchenoir, aussi blessé et aussi saignant que puisse l'être un malheureux homme, sentit une douceur infinie, un calme de bonne mort, insoupçonné jusqu'à cet instant. Il se baigna dans l'oubli de ses douleurs immortelles, hélas! et qui devaient, un peu plus tard, le ressaisir. À mesure qu'il montait, sa paix grandissait en s'élargissant, tout son être se fondait et s'évaporait dans une suavité presque surhumaine.
Une page adorable de naïveté qu'il avait autrefois apprise par cœur, tant il la trouvait belle, lui revenait à la mémoire et chantait en lui, comme une harpe d'Éole de fils de la Vierge animée par les soupirs des séraphins.
Cette page, il l'avait trouvée dans une ancienne Vie de ce célèbre Père de Condren, dont la doctrine était si sublime, paraît-il, que le cardinal de Bérulle écrivait à genoux tout ce qu'il lui entendait dire.
Voici en quels termes cet étonnant personnage s'exprimait sur les Chartreux:
«Ce sont des hommes choisis de Dieu pour exprimer, le plus naïvement et exactement qu'il est possible à des créatures humaines, l'état de ceux que l'Écriture appelle les enfants de la Résurrection, et pour vivre dans un corps mortel, comme s'ils étaient de purs esprits immortels. Ils sont donc sans cesse élevés hors d'eux-mêmes dans une contemplation des choses divines; il n'y a point de nuit pour eux, puisque c'est durant les ténèbres de la terre qu'ils font les saintes opérations des enfants de lumière. Ils sont tous honorés du saint caractère de la Prêtrise, comme saint Jean témoigne que tous les saints seront prêtres dans le ciel. Leurs habits sont de la couleur de ceux des Anges, lorsqu'ils apparaissent aux hommes; leur modestie et leur innocence est un tableau de la sage simplicité et de la droiture des Bienheureux.
«Leur habitation dans les montagnes de la Grande Chartreuse n'est point un séjour pour des personnes du monde; il faut n'avoir rien que l'esprit pour subsister dans une telle demeure. Aussi, peut-on sortir des tombeaux de toutes sortes de monastères pour aller revivre parmi ces saints ressuscités, mais lorsqu'on est parvenu dans ce Paradis, il n'y a plus rien à espérer sur la terre. On y peut venir de tous les endroits du monde, même des plus sacrés, mais lorsqu'on est arrivé dans cette Maison de Dieu et cette Porte du Ciel, il faut être saint ou on ne le deviendra jamais!»
– Être saint! cria Marchenoir, comme en délire, qui peut l'espérer?.. Job, dont on célèbre la patience, a maudit le ventre de sa mère, il y a quatre mille ans, et il faut des centaines de millions de désespérés et d'exterminés pour faire la bonne mesure des souffrances que l'enfantement d'un unique élu coûte à la vieille humanité!.. Sera-ce donc toujours ainsi, ô Père céleste, qui avez promis de régner sur terre?..
XXVI
L'ensemble des constructions de la Grande Chartreuse couvre une étendue de cinq hectares et ses bâtiments sont abrités par quarante mille mètres carrés de toiture. Au seul point de vue topographique, ces chiffres justifient suffisamment l'épithète de grande inséparable du nom de Chartreuse, quand, on veut désigner ce caput sacrum de toutes les chartreuses de la terre. On dit la Grande Chartreuse comme on dit Charlemagne.
Écrasée une première fois par une avalanche, au lendemain de sa fondation, et reconstruite presque aussitôt sur l'emplacement actuel, moins exposé à la chute des masses neigeuses; saccagée deux fois de fond en comble par les calvinistes et les révolutionnaires, cette admirable Métropole de la vie contemplative a été incendiée huit fois en huit siècles. Ces huit épreuves par le feu, symbole de l'Amour, rappellent à leur manière les huit Béatitudes évangéliques, qui commencent par la Pauvreté et finissent par la Persécution.
Enfin, le 14 octobre 1792, la Grande Chartreuse fut fermée par décret de l'Assemblée nationale et rouverte seulement le 8 juillet 1816. Pendant vingt-quatre ans, cette solitude redevint muette, de silencieuse qu'elle avait été si longtemps, muette et désolée comme ces cités impies de l'Orient que dépeuplait la colère du Seigneur.
C'est qu'il lui fallait payer pour tout un peuple insolvable que pressait l'aiguillon du châtiment, en accomplissement de cette loi transcendante de l'équilibre surnaturel, qui condamne les innocents à acquitter la rançon des coupables. Nos courtes notions d'équité répugnent à cette distribution de la Miséricorde par la Justice. Chacun pour soi, dit notre bassesse de cœur, et Dieu pour tous. Si, comme il est écrit, les choses cachées nous doivent être révélées un jour, nous saurons, sans doute, à la fin, pourquoi tant de faibles furent écrasés, brûlés et persécutés dans tous les siècles; nous verrons avec quelle exactitude infiniment calculée furent réparties, en leur temps, les prospérités et les douleurs, et quelle miraculeuse équité nécessitait passagèrement les apparences de l'injustice!
Chose digne de remarque, la Grande Chartreuse continua d'être habitée. Un religieux infirme y resta et n'y fut jamais inquiété, bien qu'il portât toujours l'habit. Le 7 avril 1805, – c'était le dimanche des Rameaux, – on le trouva mort dans sa cellule, à genoux à son oratoire: il avait rendu son âme à Dieu, en priant. Peu de jours après, Chateaubriand visitait la Grande Chartreuse.
«Je ne puis décrire, dit-il, dans ses Mémoires d'Outre-tombe, les sensations que j'éprouvai dans ce lieu!