Le Désespéré. Leon Bloy

Le Désespéré -   Leon Bloy


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dans la continence la plus ascétique et les sophismes de la chair n'avaient plus aucune part aux déterminations victorieuses de sa volonté. Parvenu enfin à la plénitude de sa force intellectuelle et physiologique, il était, de tous les hommes, le plus tendre et le plus inséductible.

      Aucune circonstance dramatique ne signala le commencement de ses relations avec la Ventouse. Ayant cessé, depuis Leverdier, le famélique vagabondage de ses débuts, gagnant à peu près sa vie et, aussi, souvent celle des autres, par diverses industries dont la littérature était la moins lucrative, connu déjà par des scandales de journaux et même un peu célèbre, ce sombre individu, si différent de tout le monde et qui ne parlait jamais à personne, intrigua fortement la bohémienne qui le voyait habituellement déjeuner à quelques pas d'elle, dans un petit restaurant du carrefour de l'Observatoire. Ce fut à un point qu'elle prit des informations et rêva d'exercer sur lui son ascendant.

      Le manège de circonvallation fut banal, comme il convenait, et tout à fait indigne de la majesté de l'histoire. Elle obtint ceci que Marchenoir, très doux sous son masque de fanatique, répondit, sans même fixer les yeux sur elle, aux remarques saugrenues qu'elle supposait grosses d'une conversation, par d'inanimés monosyllabes qu'on aurait crus péniblement tirés à la poulie du fond d'un puits de silence.

      Exaspérée de ce médiocre résultat, elle lui dit un jour:

      – Monsieur Marchenoir, j'ai envie de vous et je vous désire, voulez-vous coucher avec moi?

      – Madame, répondit l'autre avec simplicité, vous tombez fort mal, je ne couche jamais.

      Et c'était vrai. Il travaillait jour et nuit avec furie et ne dormait qu'un petit nombre d'heures dans un fauteuil, ce qui fut laconiquement expliqué.

      Cette rousse, très stupéfaite, entreprit alors le seul déballage nouveau pour elle, des sages remontrances. Elle parla comme une mère prudente de la nécessité d'une meilleure hygiène, de la longueur des jours et du nécessaire repos des nuits, faites pour dormir, assurait-elle. Enfin, elle crut discerner le besoin pour un homme de pensée d'avoir quelqu'un qui s'occupât de ses petites affaires, etc. Marchenoir paya son déjeuner et ne revint plus.

      Un mois après, rentrant chez lui par un minuit très froid, il la trouva accroupie et grelottante sur le seuil de sa porte. Il ne demanda aucune explication, la fit entrer dans sa chambre, alluma du feu, lui montra son lit et se mit au travail. Pas un mot n'avait été prononcé.

      Elle vint lui passer ses superbes bras autour du cou.

      – Je t'aime, lui souffla-t-elle, je suis folle de toi. Je ne sais pas ce que j'ai. Je ne voulais plus penser à ce caprice que j'avais eu de te tenir dans mes bras, mais ce soir, je me serais traînée sur les genoux pour venir ici. Je vois bien que tu n'es pas comme les autres et que tu dois fièrement me mépriser. Tant pis, dis-moi ce que tu voudras, mais ne me repousse pas.

      Et l'impudique vaincue, craignant de déplaire par un baiser, se coula par terre à ses pieds et fondit en larmes.

      Marchenoir eut le frisson de la mort. – Ne sera-ce donc jamais fini? pensa-t-il. Il se pencha et partageant l'épaisse chevelure de cette Salamandre en abîme, ondée de flammes, – avec une douceur qui était presque de la tendresse, il lui raconta sa pauvreté et son deuil immense; il lui représenta, sans espoir d'être compris, l'impossibilité de nouer ou de ficeler deux existences telles que les leurs et son horreur, désormais insurmontable, de tout partage, aussi bien dans le passé que dans l'avenir.

      À ce mot de partage, la belle fille redressa la tête et, sans vouloir se relever, croisant ses mains en suppliante sur les genoux du maître qu'elle s'était choisi:

      – Pardonnez-moi de vous aimer, dit-elle, d'une voix singulièrement humble. Je sais que je ne vaux rien et que je ne mérite pas que vous fassiez attention à moi. Mais il ne peut y avoir de partage. Vous m'avez prise et je ne peux plus être qu'à vous, à vous seul. Les infamies de mon passé, je me les reproche comme des infidélités que je vous aurais faites. Vous êtes un homme religieux, vous ne refuserez pas de sauver une malheureuse qui veut se repentir. Laissez-moi près de vous. Je ne vous demande pas-même une caresse. Je vous servirai comme une pauvre domestique, je travaillerai et je deviendrai peut-être une bonne chrétienne pour vous ressembler un peu. Je vous en supplie, ayez pitié de moi!

      Jamais Marchenoir n'avait été si bien ajusté. Il ne se crut pas le droit de renvoyer au marché cette esclave qui lui paraissait s'offrir encore plus à son Dieu qu'à lui. Tous les dangers qui peuvent résulter pour un catholique exact d'une si prochaine occasion habituelle de manquer de continence, il les accepta, avec la certitude résignée de compromettre et de surcharger abominablement sa vie.

      Quelques jours après, il s'installait avec Véronique, rue des Fourneaux, au fond de Vaugirard, dans un petit appartement d'ouvrier. Alors, commença cette cohabitation tant calomniée de deux êtres absolument chastes, à la fois si parfaitement unis et si profondément séparés. La formidable machine à vanner les hommes qui s'était appelée la Ventouse, devint, par miracle, une fille très pure et un encensoir toujours fumant devant Dieu. Les pratiques religieuses, d'abord commencées en vue de s'identifier avec l'homme qu'elle aimait, devinrent bientôt un besoin de son amour, son amour même, transfiguré, transporté dans l'infini!

      XXIII

      Il y eut peu de monde à l'enterrement, les pauvres cercueils n'étant pas, à Périgueux plus qu'ailleurs, convoyés par des multitudes. Il est vrai que Marchenoir, ayant oublié jusqu'aux noms de la plupart de ses concitoyens d'autrefois, s'était borné à faire insérer dans l'Écho de Vésone un entrefilet de convocation générale aux obsèques du défunt. D'ailleurs, la Liturgie mortuaire de l'Église, – la plus grande chose terrestre à ses yeux, – agissait sur tout son être, en cette circonstance, avec une force inouïe et l'exiguité du bétail condolent ne fut inaperçue que de lui.

      Pour un pareil désenchanté de la vie, qui n'en connut jamais que les plus atroces rigueurs, et qui semblait avoir été créé eunuque aux joies de ce monde, il y avait dans l'appareil religieux de la mort une force de vertige qui le confisquait tout entier avec un absolu despotisme. C'était la seule majesté à laquelle ce révolté ne résistât pas. On l'avait vu souvent suivre des enterrements d'inconnus et il fallait qu'il fût bien pressé pour ne pas entrer dans une église lorsque le seuil tendu de noir l'avertissait de quelque cérémonie funèbre. Combien d'heures il avait passées dans les cimetières de Paris, à des distances infinies du vacarme social, déchiffrant les vieilles tombes et les surannées épitaphes des adolescents en poussière, dont les contemporains étaient aujourd'hui des ancêtres et dont personne au monde ne se souvenait plus!

      Aux yeux de ce contempteur universel, la Mort était vraiment la seule souveraine qui eût le pouvoir d'ennoblir pour de bon la fripouille humaine. Les médiocres les plus abjects lui devenaient augustes aussitôt qu'ils commençaient à pourrir. La charogne du plus immonde bourgeois se calant et se cantonnant dans sa bière pour une sereine déliquescence, lui paraissait un témoignage surprenant de l'originelle dignité de l'homme.

      Cette irraisonnée induction, venant à refluer intérieurement sur le plexus syllogistique de son esprit, Marchenoir avait toujours été rempli de conjectures devant tous les signes funèbres. Sans doute, les oracles de la foi touchant les fins dernières et l'ultime rétribution de l'animal responsable, suffisaient à ce croyant. Mais le visionnaire qui était au fond du croyant avait de bien autres exigences, que Dieu seul, sans doute, eût été capable de satisfaire.

      Précisément, ce mot d'exigence le faisait bondir. Lui que la mort avait tant déchiré, il se raidissait, en des transports de rage, contre la rhétorique de résignation, qui nomme repos ou sommeil, la liquéfaction des yeux et le rongement des mains de l'être aimé, et le grouillement d'helminthes de sa bouche, et tous les viols inexprimables de la matière sur cette argile si vainement spiritualisée! Il trouvait que l'exigence n'était vraiment pas du côté d'un homme à qui on prenait sa femme ou son enfant, pour en faire, il ne savait quoi, et qu'on priait d'attendre jusqu'à la consommation des siècles!

      Si ce n'était pas là une dérision à faire crouler les étoiles, c'était


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