Récits d'une tante (Vol. 3 de 4). Boigne Louise-Eléonore-Charlotte-Adélaide d'Osmond
rattaché directement à la société du temps de Louis XV.
Les enfants et les petits-enfants de la princesse, après avoir dîné et passé quelque temps auprès d'elle, allaient chercher les plaisirs du grand monde vers neuf heures. Ils étaient remplacés par mesdames de Chalais, d'Hénin, de Simiane, de Damas, et messieurs de Chalais, de Montesquiou, de Damas, de Lally, etc. qui s'y réunissaient chaque soir. D'autres habitués étaient moins fidèlement exacts, et toute la bonne compagnie de Paris passait en visite dans ce salon.
Les personnes que j'ai nommées formaient la coterie proprement dite, d'ancienne date assurément, car, longtemps avant la Révolution, mesdames les princesses de Poix, de Chalais, d'Hénin et de Bouillon, étaient connues à la Cour sous le titre des princesses combinées.
Le ton de cette société était monté à un degré d'enthousiasme et à une sensiblerie pour les petites choses qui semblaient très exagérés à notre génération, rappelée à la simplicité par l'importance des événements, mais qui ne manquaient ni de grâce ni d'obligeance. Un mot un peu heureux, échappé dans la conversation, était relevé avec une approbation qui allait souvent jusqu'à l'applaudissement manuel. Les exclamations: Qu'elle est charmante! Qu'il a d'esprit! etc., se distribuaient en face fort bénévolement.
Madame de Staël avait conservé quelque chose de cette tradition; mais, plus jeune, elle l'arrangeait mieux aux habitudes du siècle dont elle avait davantage essuyé le frottement.
Dans le salon de madame de Poix, une histoire quelque peu attendrissante faisait couler une profusion de larmes; c'était aussi un reste d'habitude de la jeunesse de ces dames où les cœurs sensibles étaient fort à la mode.
On racontait de la princesse d'Hénin, qui professait un sentiment passionné pour madame de Poix, qu'un soir où celle-ci était fort souffrante, madame d'Hénin fut obligée de la quitter pour aller faire son service de dame du palais à Versailles. Le lendemain matin, madame de Poix reçoit une lettre de sa jeune amie: «Elle lui écrit n'ayant pu dormir de la nuit; elle a compté toutes les heures et, lorsque celle qui devait amener le redoublement a sonné, elle-même a ressenti une espèce de frisson. Elle en est tout épouvantée! Serait-ce un pressentiment? Elle ne peut résister à son trouble et fait partir un homme sur-le-champ. Elle ne vivra pas jusqu'au retour; de grâce qu'on la rassure, etc., etc.»
Madame de Poix, très touchée de l'état de madame d'Hénin, écrit en toute hâte qu'elle a passé une assez bonne nuit et fait entrer le valet de chambre pour lui remettre son billet:
«Allez vite porter ma réponse à madame d'Hénin… Elle a donc passé une bien mauvaise nuit?
– Je ne sais pas, princesse.
– Était-elle bien souffrante ce matin?
– On n'était pas entré chez elle quand je suis parti.
– Elle ne vous a donc pas donné sa lettre elle-même?
– Si fait, princesse, la princesse me l'a remise hier au soir.»
Madame de Poix rit un peu des frissons de son amie, mais cela ne changea rien à leur intimité qui s'est prolongée jusqu'à la mort. Il faut ajouter que madame d'Hénin était la plus affectée de toutes ces dames, et madame de Poix la plus naturelle aussi bien que la plus aimable et la plus raisonnable.
Madame de Simiane, dont j'ai déjà parlé au sujet de monsieur de Lafayette, avait été la jolie femme par excellence de la Cour de Louis XVI et conservait une grande élégance, beaucoup d'agrément et tout autant d'esprit qu'il en fallait pour être encore charmante dans sa gracieuse bienveillance.
Madame de Chalais, avec plus d'esprit, n'avait pas le même besoin de plaire, mais cependant beaucoup de bonté.
La comtesse Charles de Damas, moins vieille que ces autres dames et dont l'intimité était de relation plus que de sympathie, a toujours passé vis-à-vis de ses contemporaines pour avoir prodigieusement d'esprit. Je n'en ai jamais vu trace; mais je me récuse, ne pouvant avoir raison contre l'opinion générale. Toujours gémissante, toujours larmoyante, elle me représentait «la plaintive élégie en longs habits de deuil», et ses sentiments étaient trop affectés pour jamais m'émouvoir. Peu de jours avant ses couches, son mari la trouva toute en larmes:
«Qu'avez-vous, ma chère amie?
– Hélas! je pleure mon enfant.
– Hé! bon Dieu, quelle idée, pourquoi le perdriez-vous?
– Le perdre! ah! cette affreuse pensée me tuerait! Mais, hélas, ne vais-je pas m'en séparer?
– Vous en séparer? Vous comptez le nourrir.
– Il ne sera plus dans mes entrailles.»
Cette enfant, née d'entrailles si maternelles, n'a pas hérité de ces affectations. Elle est une des personnes les plus distinguées et les plus naturelles de mon temps. Je suis liée avec elle depuis notre mutuelle enfance. Elle avait épousé en premières noces monsieur de Vogué qui se tua en tombant de cheval.
Madame de Damas n'omit aucun soin pour entretenir la douleur de sa fille au plus haut degré de violence. Mais elle finit par s'affranchir et épousa César de Chastellux, le frère aîné d'Henry devenu duc de Rauzan.
Je reviens au salon de madame de Poix où madame de Chastellux, au surplus, se trouvait fréquemment.
L'abbé de Montesquiou y régnait. C'est encore une de ces personnes d'esprit que je n'ai jamais su apprécier. Je ne lui en refuse pourtant pas; mais il l'a employé à faire des sottises comme homme public et à se rendre insupportable par son aigreur comme homme privé.
Aussi, un certain monsieur Brénier, médecin de Nancy, député de la Chambre introuvable et qui avait été adopté par la société ultra à cause de la violence de ses opinions, disait-il un jour à l'abbé de Montesquiou, qui donnait un de ses coups de griffes aux ministres ses successeurs:
«Monsieur l'abbé, vous ne devriez jamais oublier que vous avez de très grands droits à être fort modeste.»
Cette brutalité expulsa le médecin de la société, et personne n'y perdit, car il était aussi absurde que grossier, mais le mot resta.
Monsieur de Lally a fait des requêtes, des mémoires, des discours, des tragédies, des satires, des panégyriques des morts, bien plus d'éloges des vivants. Je ne sais si rien de tout cela le mènera à la postérité. Ses contemporains l'ont appelé le plus gras des hommes sensibles, on aurait pu ajouter le plus plat des hommes bouffis. Peut-être cela tenait-il à l'affaiblissement de l'âge, mais je ne l'ai jamais vu que plein de ridicules et d'affectation, répandant des larmes à tout propos, pleurant sur l'enfance, pleurant sur les vieillards, pleurant pour la gloire, pleurant pour la défaite, pleurant de joie, pleurant de tristesse, enfin toujours pleurnichant. Je le voyais beaucoup au Palais-Royal, où il jouait son grand jeu, interrogeant tous les enfants, jusqu'à ceux au maillot, s'attendrissant de leurs réponses, et les encensant avec un excès de flatterie qui n'avait pas cours en ce lieu.
Je ne parlerai pus des autres hommes de la société de madame de Poix. Quelques-uns s'étaient renouvelés depuis la Révolution et n'appartenaient pas à son temps. Messieurs de Chalais et de Damas étaient de fort bons et loyaux personnages, mais nullement remarquables.
Le salon de madame de Montcalm était composé de gens de notre âge, et, jusqu'à la mort de son frère le duc de Richelieu, il a eu une teinte politique très marquée.
Le duc de Richelieu avait été marié, a dix-sept ans, à mademoiselle de Rochechouart qui en avait douze. Selon l'usage du temps, on l'avait envoyé voyager. Pendant les trois années de son absence, il recevait de fréquentes lettres de sa jeune épouse, remplies de grâce et d'esprit. À son instante prière, elle lui envoya son portrait où il retrouva les traits, un peu plus développés, du petit minois enfantin gravé dans son souvenir.
Madame la comtesse de Chinon (c'est le nom que portait le jeune ménage) ayant accompli sa quinzième année, le mari fut rappelé. Plein d'espérance, il débarqua à l'hôtel de Richelieu. On vint au-devant de lui sur l'escalier.
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