Récits d'une tante (Vol. 3 de 4). Boigne Louise-Eléonore-Charlotte-Adélaide d'Osmond
salons du Palais-Royal, brillamment éclairés, étaient remplis de femmes magnifiquement parées, d'hommes chamarrés d'ordres et de broderies, qui circulaient librement. On s'y rencontrait; on se réunissait aux gens de sa société. On attendait sans ennui la tournée des princes qui distribuaient leurs obligeances de la façon la plus gracieuse.
Les réceptions du Palais-Royal se trouvaient être de fort belles assemblées où on s'amusait et d'où l'on sortait content de sa soirée et des gens qui vous l'avaient procurée. Elles étaient très à la mode. J'ignore ce qui décida plus tard à y renoncer et à n'avoir plus qu'une seule réception princière le premier mercredi de l'année où il y avait une telle foule que c'était une corvée insupportable.
En outre des cercles dont je viens de parler, il y avait de fréquents et excellents concerts ainsi que de grands dîners, pas trop ennuyeux où on avait soin que les invitations fussent toujours suffisamment mélangées pour que toutes les opinions se trouvassent représentées et qu'il n'y eût repoussement pour aucune.
J'allais très souvent au Palais-Royal. Dans les jours ordinaires, les princesses et leurs dames travaillaient à une table ronde placée à l'extrémité de la galerie. Les enfants jouaient à l'autre bout. Monsieur le duc d'Orléans partageait son temps entre ces deux groupes et le billard. Dès que les enfants étaient couchés, il se rapprochait de la table, et on causait de tout fort librement et souvent d'une façon très amusante.
Monsieur le duc d'Orléans se tenait au courant de tout ce qui paraissait de nouveau soit dans les arts, soit dans les sciences. Les savants lui communiquaient leurs découvertes; celles qui étaient de nature à intéresser les princesses étaient produites et démontrées au salon. Les artistes qui passaient y étaient entendus et y apportaient une variété qui le rendait fort agréable aux habitués.
La liste en était assez étendue pour qu'il y vînt dans le cours de la soirée une trentaine de personnes, soit de celles pour qui la porte était toujours ouverte, soit de celles qui demandaient à faire leur cour et à qui on fixait un jour.
Monsieur le duc de Berry y venait parfois avec sa femme, et avait l'air de s'y plaire. Je ne le voyais plus que rarement. Dès la seconde Restauration, il avait cessé de faire des visites et, depuis son mariage, il n'allait dans le monde qu'aux grands bals où il accompagnait sa femme. Cependant, lorsque nous nous rencontrions, nos vieilles habitudes, d'une familiarité qui datait de l'enfance, nous remettaient facilement en intimité.
Je me souviens qu'un soir, au Palais-Royal, me trouvant à côté de lui sur une banquette, dans le billard, il me témoigna son approbation des habitudes sociales des maîtres de la maison, et combien cela valait mieux que d'être toujours: Comme nous, entre nous comme des juifs, ce fut son expression.
Je lui représentai qu'il lui serait bien facile de mettre l'Élysée sur le même pied et qu'il aurait tout à gagner à se faire connaître davantage.
«Pas si facile que vous le croyez bien. Mon père le trouverait très bon et serait même aise d'en profiter, car, malgré tous ses scrupules religieux, il aime le monde; mais je ne crois pas que cela convînt au Roi; et je suis sûr que cela déplairait à mon frère et plus encore à ma belle-sœur. Elle n'entend pas qu'on s'amuse autrement qu'à sa façon: moult tristement … vous savez?..» Et il se prit à rire.
Ce moult tristement est un terme que Froissard applique aux divertissements des anglais.
Après quelque long dîner de Londres, monsieur le duc de Berry s'écriait souvent:
«Ah! que nous nous sommes bien divertis, moult tristement, selon l'us de leur pays.»
En outre des sévérités de madame la duchesse d'Angoulême, il y avait un obstacle principal qu'il n'exprimait pas mais qu'il voyait très bien: c'était la différence qui existait entre madame la duchesse de Berry et madame la duchesse d'Orléans. Toutefois, dans l'approbation du Prince il perçait beaucoup de jalousie contre le Palais-Royal. J'en eus une nouvelle preuve le jour de ce bal de l'Élysée où je retourne après cette longue digression.
La maladie du duc de Kent avait fait hésiter à le remettre, un léger mieux encouragea à le donner. Le télégraphe apporta la nouvelle de la mort le jour même où il devait avoir lieu. Je l'appris par monsieur le duc de Berry.
La file m'avait retardée. Je lui trouvai, dès en arrivant, l'air que je lui connaissais quand il était mécontent. Le bal était si beau, si brillant, si animé que je ne comprenais pas qu'il n'en fut pas satisfait. Il s'approcha de moi.
«Hé bien! vous savez que le Palais-Royal ne vient pas; ils ont envoyé leurs excuses.
– Vraiment, Monseigneur?
– C'est fort déplacé. Le Roi avait décidé que la nouvelle de la mort du duc de Kent ne serait sue que demain; et voilà qu'ils la répandent par leur absence qu'il faut bien expliquer… C'est pour me donner un tort.»
Je cherchai à l'apaiser et lui rappelai, ce qui était exact, que monsieur le duc d'Orléans était personnellement intimement lié avec le duc de Kent, qu'il devait être douloureusement affecté et que sa situation était toute différente de celle de monsieur le duc de Berry.
«Ah bah, reprit-il avec impatience, c'est toujours pour faire pot à part.»
Il y avait bien un peu de vrai dans cette boutade de mauvaise humeur.
Le bal fut magnifique et parfaitement ordonné. Le Prince en fit les honneurs avec bonhomie et obligeance, et le succès de cette fête, dont il s'était lui-même occupé, le dérida avant la fin de la soirée. Il dit, tout autour de lui, qu'il était enchanté qu'on s'amusât et que ces bals se renouvelleraient souvent. Hélas! aveugles mortels que nous sommes, c'était pourtant le dernier!
Madame la duchesse d'Angoulême fit les honneurs avec un empressement et une gracieuseté que je ne lui avais jamais vus. Elle était polie, accorte, couverte de diamants, noblement mise et avait bien l'air d'une grande princesse.
En revanche, sa belle-sœur avait celui d'une maussade pensionnaire. Elle ne faisait politesse à personne, ne s'occupait que de sauter et courait sans cesse après monsieur le duc de Berry pour qu'il lui nommât des danseurs. Il ne voulait pas qu'elle valsât, et elle prenait une mine boudeuse toutes les fois que les orchestres jouaient une valse. Il est difficile d'être moins à son avantage et plus complètement une sotte petite fille que madame la duchesse de Berry ce jour-là. Il n'approchait que trop celui où elle devait montrer une distinction de caractère que personne ne lui supposait.
Je me rappelle pourtant avoir entendu raconter à monsieur le duc de Berry que, se trouvant un jour avec elle dans une voiture dont les chevaux s'emportaient, elle avait continué à parler sans que le son de sa voix s'altérât, qu'il avait fini par lui dire:
«Mais, Caroline, tu ne vois donc pas?
– Si fait, je vois; mais, comme je ne puis arrêter les chevaux, il est inutile de s'en occuper.»
La voiture versa sans que personne fût blessé. Madame la duchesse de Berry est une des créatures les plus courageuses que Dieu ait formée.
L'étiquette ne permettait pas de quitter le bal avant les princes. J'étais exténuée de fatigue lorsque je rencontrai monsieur le duc de Berry après le souper. Il me parut de très bonne humeur et enchanté de l'effet de son bal.
«Vous n'en pouvez plus, me dit-il, allez-vous-en.»
Je fis quelques difficultés.
«Allez, allez, c'est moi qui vous chasse. Bonsoir, ma vieille Adèle.»
C'était son terme d'amitié envers moi. Voilà les derniers mots que je lui ai entendu prononcer. La poignée de main qui les accompagna fut aussi la dernière que j'aie reçue de lui. Je ne reviens pas sur ces moments sans émotion. Avec de grands défauts, il avait des qualités très attachantes et, dans sa poitrine de prince, battait un cœur d'homme généreux.
Le samedi suivant, qui précédait le dimanche gras 13 février 1820, il y eut un bal costumé chez monsieur Greffulhe, riche banquier qui avait épousé mademoiselle du Luc de Vintimille et qu'on avait créé pair de France. La fête était très