Récits d'une tante (Vol. 3 de 4). Boigne Louise-Eléonore-Charlotte-Adélaide d'Osmond
était l'impossibilité de gouverner pour un roi valétudinaire dont la vie semblait toujours prête à échapper, lorsqu'on avait contre soi l'héritier de la Couronne et tous ses familiers.
«Si j'acceptais, Monseigneur, dans un an vous seriez à la tête de l'opposition contre mon administration.»
Monsieur donna sa parole d'honneur de soutenir les mesures du duc de Richelieu de tous ses moyens. Le duc résistait toujours. Enfin il le supplia à genoux (et quand je dis à genoux, j'entends exprimer à deux genoux par terre), au nom de sa douleur, de venir au secours de sa famille et de protéger ce qui en restait du couteau des assassins.
Monsieur de Richelieu, ému, troublé, hésitait encore. Monsieur reprit:
«Écoutez, Richelieu; ceci est une transaction de gentilhomme à gentilhomme. Si je trouve quelque chose à redire à ce que vous ferez, je vous promets de m'en expliquer franchement avec vous seul, mais de soutenir loyalement et hautement les actes de votre ministère. J'en prends l'engagement sur le corps sanglant de mon fils; je vous en donne ma parole d'honneur, foi de gentilhomme.»
Monsieur de Richelieu, vaincu et profondément touché, s'inclina respectueusement sur la main qu'on lui tendait, en disant: «Je l'accepte, Monseigneur».
Trois mois après, Monsieur était à la tête de toutes les oppositions et au fond de toutes les intrigues; mais peut-être en ce moment était-il de bonne foi. Quoi qu'il en soit, il conduisit monsieur de Richelieu en triomphe chez le Roi qui l'accueillit avec peu d'empressement.
Autant Monsieur cherchait à faciliter la retraite de monsieur Decazes, autant le Roi désirait prolonger les obstacles dans l'espoir que la clameur s'apaiserait et qu'il pourrait conserver près de lui l'objet de toutes ses affections.
Monsieur Decazes jugeait plus sainement sa position. Il avait cherché à ramener l'opinion en présentant des lois d'exception et en demandant lui-même le rappel de la loi d'élection, celle-là même que naguère il soutenait avec tant de chaleur. Dès que ces démarches n'avaient pas suffi à lui concilier le public, il comprit que les ambitieux du parti ne permettraient pas aux exaltés de se calmer et qu'il lui serait impossible de braver la réprobation générale qui l'accablait en ce moment.
Monsieur de Chateaubriand eut assez peu de générosité pour imprimer que le pied lui glissait dans le sang. Certes, il était trop éclairé pour croire monsieur Decazes coupable du meurtre de monsieur le duc de Berry; mais il voulait le rendre impossible comme ministre, dans l'espoir d'être appelé au partage de sa succession. Ne pouvant faire tête à l'orage, le favori arracha au Roi la permission de se retirer. Le monarque ne céda qu'avec le plus vif chagrin et, pour adoucir un peu sa royale douleur, il le nomma pair, duc et son ambassadeur à Londres.
En attendant qu'il pût se rendre à sa nouvelle résidence, il partit pour ses terres dans le Midi. L'exaspération était si vive contre lui qu'il n'était pas sans danger de voyager sous son nom. Ses équipages étant assez nombreux pour attirer l'attention, il profita des relais commandés sur la route pour le duc de Laval-Montmorency qui retournait à son poste de Madrid.
Il faisait bon entendre les fureurs de celui-ci sur la fantaisie qu'avait eue monsieur le duc Decazes de voyager sous le nom de Montmorency.
CHAPITRE IV
Second ministère du duc de Richelieu. – Cadeaux éphémères au duc de Castries. – Procès de Louvel. – Intrigues du parti ultra. – Madame la duchesse de Berry y entre. – Exécution de Louvel. – Agitation politique. – Établissements faits à Chambéry par monsieur de Boigne. – Monsieur Lainé. – La reine Caroline d'Angleterre. – Sa conduite en Savoie. – Naissance de monsieur le duc de Bordeaux. – Mot du général Pozzo. – Promotion de chevaliers des ordres.
Monsieur de Richelieu devint président du conseil sans portefeuille; monsieur Pasquier resta aux affaires étrangères; monsieur Siméon eut l'intérieur; monsieur Portal la marine; monsieur de Serre les sceaux; monsieur Roy les finances. La guerre était entre les mains peu habiles du marquis de La Tour Maubourg, mais il représentait bien; son loyal caractère et sa jambe de bois imposaient; et monsieur de Caux conduisait l'armée.
En seconde ligne, cette administration était renforcée de messieurs de Reyneval, Mounier, Anglès, Saint-Cricq, Bequey, Barante, Guizot, etc… Monsieur de Richelieu recherchait avec un soin scrupuleux les hommes de talent pour s'entourer de leurs lumières, en profiter et les faire valoir en les plaçant en évidence.
Personne moins que lui n'a été accessible à la petitesse de vouloir paraître éclairé de sa propre spontanéité. Il voulait consciencieusement trouver l'homme propre à la place et non pas la place propre à l'homme qu'il souhaitait favoriser. Aussi a-t-il eu beaucoup de partisans, mais point de clientèle.
Je crains que les gouvernements représentatifs ne soient établis sur un principe si immoral d'intérêt personnel que cette vertueuse impartialité, au lieu d'être un mérite, ne devienne un inconvénient dans un ministre. Je voudrais croire que non, mais l'expérience dit que oui.
De toutes les administrations de mon temps, celle-ci était incontestablement la plus forte, la plus habile et la plus unie. Aussi a-t-elle jeté, en moins de deux années, des fondations assez solides pour que la Restauration ait pu élever impunément dessus les folies accumulées pendant le cours de huit années consécutives. La neuvième a comblé la mesure et bouleversé l'édifice.
Si ce ministère avait duré plus longtemps, il y a toute apparence que le régime d'une monarchie sagement tempérée aurait été suffisamment établie dans tous les esprits pour imposer aux oppositions de droite et de gauche et résister à leur double attaque. Puisse-t-on retrouver ces utiles fondations! Puissent-elles n'être point perdues dans le déblai!..
Il a été constaté, par les événements subséquents, que cette forme de gouvernement satisfaisait complètement aux vœux et aux besoins de l'immense majorité du pays.
Ce second ministère Richelieu était ce qu'on a appelé depuis la révolution de 1830 juste milieu, ce qui, dans toutes les langues de tous les pays du monde, veut dire le plus près que les circonstances admettent de la sage raison.
Le Roi fut bien plus affecté de perdre monsieur Decazes qu'il ne l'avait été de la mort de son neveu. La violence qu'on faisait à ses sentiments les avait encore exaltés. Il soulageait ses chagrins par une multitude de petites effusions parfois ridicules.
La gravure de monsieur Decazes, magnifiquement encadrée, fut placée dans sa chambre. Le portrait en miniature figurait sur son bureau. Le jour du départ, il donna pour mot d'ordre Élie et Chartres, en accompagnant ces mots d'un gros soupir. Monsieur Decazes s'appelait Élie et devait coucher à Chartres.
Le lendemain, il donna Zélie, nom de madame Princeteau, et la ville où la caravane s'arrêtait. Puis ce fut le tour du nom de madame Decazes, Égidie. Il suivit ainsi les voyageurs, d'auberge en auberge, jusqu'à Bordeaux.
La veille du départ, le duc de Castries avait reçu, à neuf heures du soir, un beau portrait du Roi. À dix, on lui remit un magnifique ouvrage de Daniel sur l'Inde orné des plus belles gravures. L'un et l'autre étaient apportés, par un valet de pied, de la part du Roi. Peu accoutumé à ces petits soins, le duc se confondit en remerciements, en attendant qu'il allât lui-même mettre l'hommage de sa reconnaissance aux pieds de Sa Majesté.
À minuit, on entra dans sa chambre à grand fracas, «de la part du Roi». C'était un médaillier le plus élégant, avec des couronnes ducales relevées en bosse sur toutes les faces, contenant des médailles en or frappées depuis la Révolution.
Le duc de Castries se frottait les yeux, ne comprenant rien à sa nouvelle faveur. Après y avoir bien pensé, il se rendormit pour y rêver. À trois heures, on le réveilla de nouveau; mais cette fois le valet de pied venait, avec une multitude d'excuses, redemander tous les dons. Trompés par le titre de duc, que monsieur Decazes ne portait que depuis la veille, les gens du Roi avaient fait porter chez monsieur de Castries les objets que Sa Majesté destinait au favori. Le duc de Castries n'eut à son compte que les louis qu'il avait