Récits d'une tante (Vol. 3 de 4). Boigne Louise-Eléonore-Charlotte-Adélaide d'Osmond

Récits d'une tante (Vol. 3 de 4) - Boigne Louise-Eléonore-Charlotte-Adélaide d'Osmond


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assurer à ses futurs habitants une existence aussi douce que paisible.

      Je m'identifiai fort à cette noble pensée et je fis, avec satisfaction, les honneurs du premier repas donné aux réfugiés (c'est le nom qu'on assigna aux habitants de la maison Saint-Benoît) et aux autorités du pays invitées à cette occasion. Je passai la journée, et presque la totalité du lendemain, avec les nouveaux installés dont le contentement faisait bonheur à voir. Monsieur de Boigne n'avait rien négligé pour rendre [le séjour] confortable.

      De tous les nombreux bienfaits dont il a doté Chambéry, la maison du refuge m'a toujours paru la plus utile et la plus satisfaisante pour son cœur. Il a construit une aile à l'hôpital, un hospice pour les aliénés, un pour les voyageurs, un autre pour les maladies cutanées. Il a bâti des casernes, un théâtre, ouvert des rues, planté des boulevards, construit des maisons; et, pour couronner l'œuvre, rétabli un couvent de capucins et un collège de Jésuites lorsque, dans les dernières années, il devint très dévot, à sa façon pourtant car, avec l'autorisation du directeur jésuite, les capucins faisaient le carême, jeûnaient et mangeaient maigre pour le général de Boigne, moyennant des bons de deux mille livres de viande qu'il donnait au couvent, à prendre sur les bouchers de Chambéry.

      Je ne sais pas trop comment cela s'arrangeait. Il est avec le ciel des accommodements. Cette façon de faire maigre m'a toujours extrêmement réjouie, et monsieur de Boigne ne se faisait faute d'en plaisanter lui-même les capucins ses bons amis.

      C'est pendant le séjour que je fis aux eaux, cette année, que je vis le plus familièrement monsieur Lainé et que je me confirmai dans l'idée qu'il n'était point du tout homme d'État. Lui-même répétait souvent qu'il n'était nullement propre aux affaires.

      Il avait refusé la demande que monsieur de Richelieu lui avait faite de rentrer au ministère. Cependant, par suite de cette inconséquence naturelle à la vanité humaine, il ne laissait pas d'être blessé que ce sacrifice n'eût pas été exigé de son patriotisme.

      La grande conspiration militaire, qui se préparait depuis plusieurs mois, éclata au mois d'août de cette année. Monsieur Lainé en recevait les détails par chaque courrier. Il n'arrivait que deux fois la semaine.

      Monsieur Lainé ouvrait ses lettres avec le frisson et leur lecture déterminait un accès de fièvre, soit qu'elles lui apportassent l'espoir ou l'inquiétude. Il venait les attendre chez moi, et je l'ai vu passer alternativement, trois fois en dix jours, de la confiance absolue à un entier découragement: tout était sauvé; tout était perdu.

      Il déduisait alors les motifs de ses craintes ou de ses espérances avec une éloquence bien propre à entraîner mais qui perdit bientôt toute influence sur mon esprit par la mobilité des impressions qu'elle exprimait. Et c'était moi, faible femme, qui cherchais à le remonter en lui répétant ses arguments de la veille; mais il ne les écoutait plus dès que son imagination se trouvait autrement frappée. Après avoir fait son hymne de joie ou de désespoir, il retournait chez lui, se mettait au lit, avait un accès de fièvre, et attendait le jour de poste en devisant plus tranquillement dans l'intervalle.

      Monsieur Lainé était un homme grand, sec, dégingandé, gauche, d'une figure laide et dénuée de toute physionomie. Sa conversation était généralement froide, compassée et peu intéressante. On pouvait passer des soirées entières avec lui en lui entendant jeter, çà et là, dans la conversation des phrases courtes, sans rédaction et sans effet; mais, si quelque circonstance frappait son imagination, alors le dieu se révélait en lui, sa physionomie s'animait, son regard brillait, son geste s'ennoblissait, sa voix devenait sonore et timbrée; il s'opérait en lui une véritable métamorphose, mais aussi une surexcitation après laquelle il retombait dans un état d'atonie véritable.

      C'était pour lui-même que monsieur Lainé éprouvait ces mouvements d'inspiration; il n'avait pas besoin d'être exalté par son auditoire. Je lui ai entendu faire, dans ma petite chambre d'Aix, dix morceaux qui auraient été applaudis avec transport s'ils avaient été prononcés à la tribune; mais aussi, s'il avait fallu répliquer, un instant après, à quelque antagoniste, hormis qu'il n'eût réussi à le mettre en colère, notre brillant improvisateur n'aurait eu ni un mot, ni une pensée à son service.

      Monsieur Lainé avait un magnifique talent d'opposition; personne ne s'élevait plus grandement, plus noblement contre ce qu'il trouvait le mal; mais le genre même de son éloquence n'était pas gouvernemental. Il était trop irrité contre les arguments de mauvaise foi qu'emploient les partis et, lorsqu'il ne les pulvérisait pas au premier coup, il était incapable de leur faire cette guerre de poste à laquelle les ministres sont astreints. Il m'est resté, des six semaines que j'ai passées à voir monsieur Lainé tous les jours, de l'amitié pour sa personne, de l'admiration pour son éloquence et nulle confiance dans son jugement.

      Les équipages de la reine Caroline d'Angleterre traversèrent Aix. On nous dit qu'elle avait séjourné dans une auberge sur la route de Genève; d'étranges récits nous en parvinrent.

      Curieuse de savoir la vérité sur les détails, je m'en enquis lorsque, peu de temps après, je suivis le même chemin. Je descendis de voiture à Rumilly et j'entrai dans l'auberge. Une jeune fille, ayant l'air très décent, travaillait dans la cuisine; je lui fis quelques questions sur le séjour de la Reine. Elle me répondit, en baissant les yeux, qu'elle ne savait rien.

      «Est-ce qu'elle ne s'est pas arrêtée ici.

      – Si fait, madame, mais je n'y étais pas.»

      L'hôtesse alors s'approcha et me raconta que cette reine était restée huit jours chez elle, mais que, dès la première soirée, elle s'était empressée d'envoyer ses filles chez une de leurs tantes:

      «J'étais honteuse, madame, de ce que je voyais moi-même et j'avais répugnance à envoyer mes servantes pour la servir.»

      Il paraît que le courrier Bergami était devenu trop bonne compagnie pour satisfaire aux goûts de cette impudique princesse. Elle en était pourtant dominée. Mais, sous prétexte d'une conférence avec le ministre d'Angleterre à Berne, pour régler son passage en Suisse, elle l'avait expédié en mission de confiance, et elle avait passé la semaine de son absence à Rumilly dans une orgie perpétuelle avec ses autres valets.

      L'indignation était arrivée à un tel point dans le petit bourg ainsi sali de sa présence que, le jour de son départ, une querelle s'étant élevée entre un de ses gens et un postillon et la Reine prétendant imposer silence de sa parole royale, il y eut une explosion de fureur générale. Toute la population y prit part. On la voulait lapider, et elle en courut quelque risque.

      Voilà l'honorable personne qu'une partie notable de la nation anglaise réclamait à grands cris comme souveraine. Nouvelle preuve de la bonne foi des oppositions en tous pays.

      Après avoir passé quelques jours dans l'enchantement que je suis toujours assurée de retrouver à Genève, je traversai le Jura, au milieu de la neige, et j'arrivai à Paris la veille de la naissance de monsieur le duc de Bordeaux. Je ne nierai pas qu'elle ne m'ait causé une vive joie et que je n'aie répété toutes les exagérations royalistes sur cet enfant du miracle, comme nous l'appelions.

      Véritablement, lorsqu'on pense que son père avait péri pour assurer l'extinction de la race et que ce faible rejeton avait échappé à toutes les excitations morales et physiques de sa malheureuse mère pendant cette fatale soirée du 13 février, il était permis de trouver là le doigt de la Providence et de compter sur sa protection.

      Toutefois, je me rappelle parfaitement une circonstance qui me frappa dans le temps et que nous avons bien souvent remémorée depuis. Je me promenais dans mon salon avec Pozzo et je poétisais sur cette naissance depuis une heure. Tout à coup, il s'arrêta, posa sa main sur mon bras, et me dit:

      «Vous voilà bien contente, bien joyeuse, bien charmée! Vous entendez toutes ces cloches qui sonnent, hé bien, c'est le glas de la maison de Bourbon; souvenez-vous de mes paroles.»

      Pozzo n'avait que trop bien prévu. La naissance de monsieur le duc de Bordeaux excita sa famille à vouloir rétablir la monarchie absolue, en même temps qu'elle enlevait au peuple l'espérance de l'extinction naturelle


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