Vie de Christophe Colomb. Baron de Pierre-Marie-Joseph Bonnefoux
inabordable aux conjectures, et que l'audace la plus téméraire ne pouvait jamais s'aventurer à vouloir pénétrer.
On trouve la preuve de cette opinion dans la description que fait de cette mer l'Arabe Xerif-al-Edrisi, surnommé le Nubien, savant écrivain qui possédait toutes les connaissances géographiques dont la science pouvait alors s'enorgueillir: «L'Océan, dit-il, entoure les dernières limites de la terre habitée; au delà, tout est inconnu, et nul ne peut le parcourir à cause de sa navigation aussi difficile que périlleuse, de sa grande obscurité et de ses fréquentes tempêtes. Aucun pilote n'ose conduire son bâtiment dans ses eaux profondes; les vagues en sont comme des montagnes; et quand elles brisent, il n'y a pas de navire qui pourrait leur résister.»
Tels étaient les obstacles présumés qu'avait à vaincre celui qui réunit la perspicacité de deviner les mystères de ces mers à l'intrépidité d'en braver les dangers; dont le génie audacieux, la constance à toute épreuve, le courage inébranlable le mirent à même de réaliser les plans qui l'avaient longtemps préoccupé, d'accomplir un projet dont nul n'avait seulement entrevu la possibilité d'exécution, et qui, par ses travaux hardis, parvint à mettre en communication les points les plus distants de l'univers. Aucune vie n'a été traversée d'événements plus variés; aucun homme n'a plus médité, n'a plus agi, n'a joui d'une gloire plus pure ou plus méritée; aucun n'a plus souffert!.. Et c'est de cette vie si agitée, qui est le lien entre l'histoire du Nouveau-Monde et celle de l'Ancien, que nous entreprenons de faire le récit.
Toutefois, les historiens qui, avant nous, ont écrit la vie et raconté les actes mémorables du marin qui, par le génie, la force d'âme, la noblesse du caractère, la pureté des sentiments, surpasse les grands hommes de tous les temps et de toutes les nations, ces historiens, disons-nous, ont trop négligé d'apprécier cette existence et ces actes sous le point de vue de l'art nautique et de la navigation: c'est une grande omission, selon nous; et c'est à essayer de la réparer que nous nous proposons de consacrer plus spécialement notre attention et nos efforts.
Le père de Christophe Colomb, qui n'était qu'un simple cardeur de laine, avait épousé à Gênes, sa patrie, Suzanne Fontanarossa, jeune fille d'une condition analogue à la sienne. Christophe, l'aîné de leurs enfants, naquit dans cette ville en 1435; il eut deux frères, Barthélemy et Jacques, dont la vie, pendant sa première période, est peu connue; on sait seulement qu'ils se livrèrent à la construction des cartes marines et à d'autres travaux utiles; mais il est incontestable qu'ils étaient des hommes de mérite, car lorsque, après la découverte de l'Amérique, Christophe les appela auprès de lui, ils parurent avec beaucoup de distinction sur la scène éclatante où ils se trouvèrent transportés. Barthélemy surtout, qui avait navigué, non-seulement déploya alors les qualités d'un excellent marin, mais il fit preuve d'un caractère de fermeté, de noblesse et de vertu qu'on ne saurait trop admirer. Enfin, une jeune sœur complétait cette famille, mais cette sœur vécut ignorée; l'obscurité de sa position l'abrita de l'éclat et aussi des infortunes de ses frères; tout ce qu'on sait de son existence, c'est qu'elle eut pour mari un ouvrier de Gênes, nommé Jacques Bavarello.
Une généalogie aussi modeste n'a pas satisfait plusieurs historiens qui se sont évertués, même dans les temps contemporains, à en composer une qui fût plus illustre; mais Fernand, l'un des fils de Colomb, dit à ce sujet, avec non moins de sens que de véritable fierté, que «sa plus belle illustration était d'être né le fils d'un tel père, et qu'il la préférait de beaucoup à celle que peut donner la plus longue série d'ancêtres nobles et titrés!»
Le nom de Colomb sous lequel est connu, en France, le héros de la découverte du Nouveau-Monde, n'est cependant pas exactement celui de son père, qui s'appelait Colombo. De telles abréviations ou transformations sont assez usitées en Europe, mais elles ont des inconvénients; et il serait à désirer que les noms propres ne fussent jamais altérés; on en voit ici un exemple frappant, car, tandis que de Colombo nous avons fait Colomb, les Anglais, ainsi que plusieurs autres peuples, disent Columbus, et les Espagnols Colon. Quelque vicieux que soit cet usage, il est trop général actuellement pour que nous cherchions à nous y soustraire, et nous maintiendrons ici ce nom de Colomb qui est devenu si grand et si populaire parmi nous.
Les dispositions intellectuelles du jeune Christophe étaient trop prononcées pour que son père pût songer à l'élever dans la profession manuelle qu'il exerçait; Colombo dut s'imposer des sacrifices pécuniaires pour lui donner une éducation plus libérale, et sa tendresse paternelle, illuminée peut-être par un rayon de la divine Providence qui réservait à son fils les plus hautes destinées, ne recula devant l'accomplissement d'aucun de ces sacrifices. Dans sa plus tendre enfance, Colomb eut donc des professeurs de grammaire, d'arithmétique, de dessin et de géographie pour laquelle il avait un goût décidé. Bientôt il montra un penchant irrésistible vers la marine; et, pendant toute sa vie, il n'a jamais parlé de ce penchant précoce sans l'attribuer, avec la véritable piété qui a toujours été l'un des caractères distinctifs de son esprit, à une impulsion surhumaine qui le poussait invinciblement dans les seules voies par lesquelles il pouvait parvenir à exécuter les décrets du ciel dont il s'est toujours cru destiné à être le passif instrument.
Colombo se garda bien de contrarier des inclinations si formelles; de nouveaux sacrifices devinrent nécessaires, et il employa résolûment toutes ses ressources à faire entrer son fils à l'université de Pavie. Un père aux inspirations vulgaires aurait fait embarquer le jeune Christophe comme mousse sur quelque navire marchand, et il aurait cru qu'il n'y avait plus rien à faire: mais Colombo comprit sans doute qu'il n'en aurait fait ainsi qu'un marin ordinaire, et il pensa, avec un grand sens, que, pour le lancer avec distinction dans une carrière aussi difficile, il devait le mettre à même de contempler, de manière à s'en rendre compte, les grandes scènes auxquelles il allait assister, les phénomènes imposants qui devaient s'offrir à ses yeux, et de pouvoir s'élever jusqu'aux plus hautes positions maritimes, par ses connaissances, ses lumières et son instruction.
À Pavie, Christophe apprit le latin, qui était et qui sera toujours une excellente base de toute éducation scientifique; c'était d'ailleurs le langage habituel des écoles du temps, et notre jeune élève y fut bientôt familiarisé: il y apprit aussi la géométrie et l'astronomie; il y continua l'étude de la géographie, et ce fut avec une passion indicible qu'il s'adonna à la théorie de la navigation.
C'est ainsi que se passèrent l'enfance et la première jeunesse de Christophe; c'est ainsi que son esprit fut préparé à lutter toute sa vie contre des obstacles multipliés qu'il surmonta tous, et c'est ainsi que de ses études, de son caractère personnel, de son éducation, du souvenir des touchants efforts que son père avait faits pour le placer dignement sur le noble théâtre où il devait se montrer si supérieur, il acquit l'art difficile d'accomplir de grandes choses avec de faibles moyens, et de suppléer à l'insuffisance de ceux-ci par les facultés prodigieuses de son intelligence, par l'énergie de son caractère: en effet, dans ses entreprises diverses, le mérite de l'œuvre est toujours rehaussé par l'exiguïté des ressources avec lesquelles il sut les exécuter et les faire réussir.
Dès l'âge de quatorze ans, Christophe Colomb, doué d'assez de connaissances pour donner un libre cours à son inclination instinctive, s'embarqua sous les ordres d'un de ses parents nommé Colombo, qui avait une grande réputation de bravoure: actif, téméraire, impétueux, ce capitaine était toujours prêt pour toutes sortes d'expéditions maritimes; et, soit qu'il fallût se livrer à quelque entreprise commerciale, soit qu'il y eût à chercher des occasions de combattre qu'il préférait par-dessus tout, on pouvait s'adresser à lui sans hésiter.
La vie maritime était alors toute de hasards et d'aventures; la navigation commerciale même ressemblait à des croisières, car la piraterie était en quelque sorte légale, et les bâtiments marchands devaient au moins pouvoir et savoir se défendre. Les querelles des divers États de l'Italie, les courses renommées des intrépides Catalans, les escadrilles équipées pour les intérêts politiques ou privés des nobles qui étaient de petits souverains dans leurs domaines, les armements militaires de gens cherchant fortune, enfin les guerres religieuses contre les mahométans, tout contribuait à appeler sur la Méditerranée les hommes des contrées baignées par cette mer, à y faire dérouler les scènes