Les rues de Paris, Tome Premier. Bouniol Bathild
amici, comædia finita est.» La foule encombrait les abords de sa demeure; les plus grands personnages se faisaient inscrire à sa porte. Le bruit du danger qu'il courait s'était répandu avec rapidité; il parvint bientôt à Weimar où se trouvait le célèbre pianiste et compositeur Hummel qui partit aussitôt pour venir à Vienne se réconcilier avec Beethoven qui s'était brouillé avec lui quelques années auparavant: l'entrevue des deux maîtres fut touchante au delà de toute expression. Le 24 mars au matin, Beethoven demanda les sacrements qu'il reçut avec une profonde piété. Hummel entra dans sa chambre; Beethoven ne parlait plus, cependant il parut se ranimer, il reconnut Hummel, une dernière étincelle brilla dans ses yeux; il serra la main de son ancien ami, et lui dit: «N'est-ce pas, Hummel, que j'avais du talent?»
Ce fut sa dernière parole, l'agonie commença et le 26, à six heures du soir, le grand artiste expirait. Beethoven avait fini de vider ce calice d'amertume infinie dont il lui avait fallu payer sa gloire. Peu de destinées ont été plus douloureuses; mais on ne peut se dissimuler que, la surdité à part, le caractère de l'artiste fut pour quelque chose, pour beaucoup même, dans ses ennuis. «Bon, généreux et porté à l'obligeance, simple et naïf, dit M. Fétis, il était complètement étranger à toute manœuvre, car il avait autant de justice que de noblesse dans l'âme, et l'on peut affirmer que la pensée d'une action mauvaise envers quelqu'un n'est jamais entrée dans son esprit.» Mais enclin à l'orgueil, et comme le personnage de la comédie «nerveux en diable et voulant pouvoir se mettre en colère» il céda trop facilement aux emportements de son humeur qui faisait explosion par instants avec une violence dont lui-même ne se rendait pas compte.
À une soirée musicale chez le comte de Browne, qui réunissait dans ses salons l'élite de la capitale, Beethoven et Ries (son élève) devaient jouer un morceau à quatre mains. Ils avaient déjà commencé lorsque le jeune comte de P… placé à l'entrée du salon, troubla le silence en parlant à une dame de la société. Après quelques efforts inutiles pour faire cesser cette conversation, Beethoven, arrêtant sur le clavier les mains de Ries, se leva brusquement et dit tout haut: «Für solche schweine spiele ich nicht: Je ne jouerai pas devant de semblables pourceaux.» Qu'on s'imagine la rumeur causée par cet incident. «Tout autre que Beethoven, dit Anders, aurait été mis à la porte.»
À plusieurs reprises les vivacités de son humeur le brouillèrent avec son orchestre. «Beethoven, repoussé de la salle et désirant néanmoins entendre son œuvre à la répétition16, fut obligé de rester dans l'antichambre et l'affaire ne s'arrangea que longtemps après17.» Dominé par ses frères qui l'exploitaient et excitaient, par un calcul égoïste, les défiances auxquelles il était porté par sa surdité: «Il se brouillait facilement avec ses amis et il n'en est pas un seul avec lequel il n'ait été en froid une ou plusieurs fois… Mais aussi, dès qu'on parvenait à l'éclairer sur l'origine ou le sujet de la mésintelligence, il était le premier à avouer son tort; non-seulement il en demandait pardon, mais il faisait tout ce qui était en son pouvoir pour le réparer.» Se faisant une fausse idée de l'indépendance, lui dont la faiblesse subissait à la maison un si misérable joug, il ne savait pas assez se plier dans le monde aux exigences de la vie sociale. Le prince Lichnowski, l'un de ses Mécènes les plus zélés, lui avait offert sa table régulièrement servie à quatre heures; Beethoven accepta d'abord; mais bientôt cette régularité lui devint à charge. «Quoi! s'écria-t-il en se plaignant à quelques amis, faudra-t-il toujours rentrer chez moi à trois heures et demie pour me raser et faire ma toilette? C'est insupportable, je n'y tiendrai plus.» Et il préféra manger chez le restaurateur.
Dans les salons de l'archiduc Rodolphe, son élève, il ne put davantage s'astreindre à l'étiquette. Fatigué des continuelles observations qu'on lui faisait à ce sujet, un jour, devant tout le monde, il aborde l'archiduc et lui dit: «Prince, je vous estime, je vous vénère autant que qui que ce soit; mais l'observation de tous ces détails d'une gênante et minutieuse étiquette qu'on s'obstine à vouloir m'apprendre, c'est pour moi la mer à boire. Je prie Votre Altesse de m'en dispenser.» L'archiduc sourit et donna l'ordre de ne plus inquiéter l'artiste à ce sujet: «Laissez-le faire, ajouta le prince; que voulez-vous, il est comme cela!»
Vivant plus qu'aucun autre, par suite de son infirmité, dans le monde idéal, l'artiste était, pour cela même, très facilement dupe de son imagination et manquait du sens pratique, fruit de l'expérience et de la raison, qui doit nous conseiller incessamment dans la conduite de la vie. Profondément religieux de cœur, il restait trop, par respect humain peut-être, dans la théorie; aussi la vérité n'avait-elle point sur son caractère l'influence qu'on eût dû en attendre. D'ailleurs, ses mœurs étaient pures et Schindeler va jusqu'à dire que «Beethoven, malgré les tentations nombreuses auxquelles il fut exposé, sut, tel qu'un demi-Dieu, conserver sa vertu intacte… Il traversa la vie avec une pudeur virginale sans avoir jamais eu une faiblesse à se reprocher18.»
M. Oublichieff, le savant biographe russe, s'il se trompe le plus souvent dans son appréciation du génie de l'artiste, me paraît avoir mieux jugé l'homme: «Fabuleux ou impossible, dit-il, partout ailleurs, c'est en Allemagne seulement que Beethoven, nature allemande par excellence, pouvait devenir ce qu'il fut: un homme de bien, d'intelligence et de savoir, un homme vertueux, allais-je dire, si le mot n'était tombé en désuétude – un philosophe de l'école de Zénon, mais constamment dominé par la fantaisie et n'écoutant presque jamais le sens pratique. Il avait le sentiment le plus élevé de tous les devoirs moraux, mais il en faisait une application que la vie réelle ne comporte point. Ses mœurs furent toujours d'une pureté irréprochable; elles étaient même austères et claustrales, et cette austérité il eût voulu l'étendre aux pièces de théâtre et aux opéras. Des discours licencieux lui inspiraient la même horreur que la licence en action; et entrer, avec la vérité stricte et littérale, dans une de ces compositions sans lesquelles les hommes ne sauraient vivre ensemble, équivalait pour lui au mensonge et à la trahison. Il se dévoua au bonheur de ceux qu'il aimait, mais il prétendit qu'on fût heureux comme il l'entendait, sans examiner si cette manière d'être heureux ne trouvait pas des obstacles dans les circonstances ou même dans les élans les plus irrésistibles du cœur humain. Il désirait ardemment aussi le bonheur de l'humanité; mais ce vœu auquel rien de ce qui existait ou avait existé ne lui paraissait répondre, il en demanda l'accomplissement aux rêves politiques les plus absurdes. Le vrai et le beau étaient les dieux de Beethoven, mais s'il demeura toujours fidèle d'intention à leur culte, il ne lui arriva pas moins de tomber dans le péché involontaire parce qu'un orgueil, supérieur à son intelligence et à son génie même, lui fit voir qu'il avait sur le beau et le bien des notions plus justes que tous les hommes pris ensemble19.»
Encore que, dans ce remarquable passage, on puisse et doive trouver qu'il y a parfois exagération, il ne nous en paraît pas moins certain que, pour faire contre-poids aux fougues de l'artiste et maintenir toujours l'équilibre dans cette merveilleuse organisation, il eût suffi d'une plus grande dose d'humilité. Le musicien ne pouvait y perdre assurément et combien l'homme, au milieu de ses épreuves, n'y aurait-il pas gagné pour le repos et la tranquillité de sa vie!
Comædia finita est! N'est-ce pas plutôt tragædia qu'il eût fallu dire et une tragédie noyée dans les larmes à défaut de sang. Quand on la suit, jusqu'au dernier acte, jusqu'au dévouement suprême, à travers ses péripéties navrantes, n'est-on pas tenté de s'écrier avec le poète des Méditations et des Harmonies:
Heureuse au fond des bois la source vive et pure!
Heureux le sort caché dans une vie obscure!
Quoi qu'il en soit, il est bien que, dans Paris, une inscription rappelle le souvenir de ce nom glorieux, puisque nous devons au grand artiste une reconnaissance particulière. «C'est au génie de Beethoven, dont nous venons de caractériser l'œuvre grandiose et patriotique, que la France doit sans contredit de comprendre mieux chaque jour la poésie intime de la musique instrumentale. Il fallait le peintre dramatique de la Symphonie héroïque, de celle en ut mineur et de la symphonie
16
Ce serait plutôt
17
Anders: —
18
Schindeler. —
19
Beethoven,