Les rues de Paris, Tome Premier. Bouniol Bathild
quel fardeau je me chargeais9».
Le nouveau maire de Paris, en effet, le jour même de sa nomination put constater «que d'une visite faite à la halle et chez tous les boulangers, il résultait que les approvisionnements en grains et farines seraient entièrement épuisés en trois jours. Le lendemain tous les préposés à l'administration des farines avaient disparu.»
Ce fut là, pendant les deux années que Bailly resta en fonctions, sa continuelle et pénible préoccupation, celle de veiller à l'approvisionnement d'une population de 800,000 âmes que le besoin pouvait pousser aux derniers excès alors surtout que l'ignorance, la prévention portaient si facilement la multitude à croire qu'il y avait calcul, dessein prémédité de l'affamer. Mais quoi! ce n'était pas seulement prévention résultant de l'ignorance; car cette détestable calomnie, Marat, l'ennemi acharné de Bailly, ne se lassait pas de la répéter dans sa feuille immonde. Chaque matin aussi, sur tous les tons, l'infâme répétait: Que Bailly rende ses comptes! alors que la probité du maire de Paris devait être à l'abri de tout soupçon. Dans l'Assemblée nationale même, ces odieuses provocations trouvaient des échos et du haut de la tribune (le 15 juillet 1789) Mirabeau laissait tomber ces paroles qu'Arago qualifie si justement d'incendiaires:
«Henri IV faisait entrer des vivres dans Paris assiégé et rebelle, et des ministres pervers interceptent maintenant les convois destinés pour Paris affamé et soumis.»
Néanmoins ce ne fut qu'après la fuite du roi, à Varennes, que la popularité de Bailly parut sérieusement atteinte. On l'accusait, ainsi que Lafayette, de complicité tout au moins indirecte dans le départ. De là, dans Paris, travaillé par les meneurs, une effervescence croissante, de violentes et continuelles agitations qui aboutirent à l'émeute du 17 juillet 1791, au Champ de Mars où une foule immense s'était donné rendez-vous devant l'autel de la Patrie, pour signer la pétition réclamant la déchéance de Louis XVI. Le maire de Paris, tous les moyens de conciliation épuisés, voyant que la réunion prenait un caractère de plus en plus menaçant, après avoir demandé les ordres de l'Assemblée, convoque la garde nationale, et à la tête de la municipalité, se présente devant la foule qu'il somme à plusieurs reprises, mais inutilement de se retirer. Il fallut avoir recours à la force, le drapeau rouge est déployé, les gardes nationaux font usage de leurs armes, le sang coule, et l'émeute se disperse en laissant sur le carreau un certain nombre de victimes, nombre qui, comme toujours, fut exagéré.
Dès lors c'en était fait de la popularité de Bailly qui trois mois après, quittant la mairie (12 novembre 1791), se retira d'abord à Chaillot, puis à Nantes; mais là, chose triste à dire, le pouvoir central, alors aux mains des Girondins, le mit en surveillance et une lettre de Roland, ministre de l'intérieur, lui annonça que le gouvernement lui retirait le logement que, depuis cinquante ans, sa famille occupait au Louvre. En même temps on l'obligeait à payer une somme de 6,000 livres, à titre d'indemnité, pour le loyer de l'hôtel qu'il avait occupé comme maire de Paris. C'était pour lui la ruine et il ne s'acquitta qu'en vendant sa bibliothèque et sa maison de Chaillot. Et les temps menacèrent bientôt de devenir pires par la prédominance, dans l'Assemblée, des partis violents. Aussi l'un de ses amis, M. de Casaux, offrit à Bailly, le supplia même, de prendre passage à bord d'un petit bâtiment qu'il avait frété pour sa famille:
«Nous nous rendrons d'abord en Angleterre, lui dit M. de Casaux; si vous le préférez, nous irons passer notre exil en Amérique. N'ayez aucun souci, j'ai de la fortune; je puis sans me gêner pourvoir à toutes les dépenses. Il est sage de fuir une terre qui menace de dévorer ses habitants.»
Bailly, malgré les instances de sa femme, refusa: «Depuis le jour, répondit-il, où je suis devenu un personnage public, ma destinée se trouve invariablement liée à celle de la France; jamais je ne quitterai mon poste au moment du danger. En toute circonstance, la patrie pourra compter sur mon dévouement. Quoiqu'il doive arriver, je resterai.»
Le 6 juillet 1793, Bailly quittait Nantes pour aller habiter Melun où Laplace, son ami, lui avait offert l'hospitalité. Par malheur, peu de jours avant, une division de l'armée révolutionnaire était venue occuper la ville. Bailly, reconnu en arrivant par un soldat, fut sommé par celui-ci de le suivre à la mairie. Mis en état d'arrestation, puis, par un ordre du comité du salut public, conduit à Paris et écroué à la Force, il en sortit quelque temps après, sous bonne escorte, cité comme témoin dans le procès de Marie Antoinette. Mais sa conduite, dans cette circonstance, ne fut pas celle qu'espéraient, le jugeant d'après eux, les ennemis de la reine. Non-seulement il s'inclina devant elle avec l'air du profond respect, mais en entendant certaines imputations odieuses de l'acte d'accusation, il ne put retenir le cri de son indignation et qualifia, comme elles le méritaient, ces exécrables calomnies. Cet acte courageux, qui effaçait bien des fautes, ne lui fut pas pardonné par les hommes de la Terreur. Un mois après, traduit devant le tribunal révolutionnaire, il fut condamné à périr sur l'échafaud. Ramené à la conciergerie, où il resta pendant deux jours encore, Bailly conserva son calme et sa fermeté, et par son langage même, on peut croire que revenu de bien des illusions, désabusé de beaucoup d'erreurs, il se préparait sérieusement à la mort. Quelques-uns de ses compagnons de captivité, se plaignant avec amertume et dans un langage qui semblait trahir une sorte de regret d'être restés honnêtes:
«Consolez-vous, leur dit-il, il y a une si grande distance entre la mort et l'homme de bien et celle du méchant que le vulgaire n'est pas capable de la mesurer.»
Le 12 novembre eut lieu l'exécution, cette exécution qui est un des épisodes les plus lamentables de nos annales, mais qu'il faut rappeler pour la leçon de tous et afin que l'horreur et l'épouvante que soulèvent de telles atrocités en rendent à tout jamais le retour impossible. Parmi les nombreuses versions qui ont été données de ce tragique évènement, nous choisirons de préférence celle de François Arago dont le témoignage n'est pas suspect; car, après une enquête minutieuse, tout en s'étudiant à rester impartial, par un motif sans doute honorable, il cherche à diminuer plutôt qu'à augmenter l'horreur de la scène: «La vérité, la stricte vérité, dit-il, n'était-elle pas assez déchirante? Fallait-il, sans preuves d'aucune sorte, imputer à la masse le cynisme infernal de quelques cannibales?.. Je prouverai qu'en rendant le drame un peu moins atroce je n'ai sacrifié que des détails imaginaires, fruits empestés de l'esprit de parti:
«Midi venait de sonner. Bailly adressa un dernier et tendre adieu à ses compagnons de captivité, leur souhaita un meilleur sort et, suivant le bourreau sans faiblesse comme sans forfanterie, monta sur la fatale charrette, les mains attachées derrière le dos. Notre confrère avait coutume de dire. «On doit avoir mauvaise opinion de ceux qui n'ont pas, en mourant, un regard à jeter en arrière.» Le dernier regard de Bailly fut pour sa femme. Un gendarme de l'escorte recueillit avec sensibilité les paroles de la victime et les reporta fidèlement à la veuve. Le cortége arriva à l'entrée du Champ de Mars, du côté de la rivière, à une heure un quart. C'était la place où, conformément aux termes du jugement, on avait élevé l'échafaud. La foule aveuglée qui s'y trouvait réunie, s'écria avec fureur que la terre sacrée du Champ de la Fédération ne devait pas être souillée par la présence et par le sang de celui qu'elle appelait un grand criminel; sur sa demande, j'ai presque dit, sur ses ordres, l'instrument du supplice fut démonté, transporté pièce à pièce dans un des fossés, et remonté de nouveau. Bailly resta le témoin impassible de ces effroyables préparatifs, de ces infernales clameurs. Pas une plainte ne sortit de sa bouche. La pluie tombait depuis le matin; elle était froide, elle inondait le corps et surtout la tête nue du vieillard. Un misérable s'aperçut qu'il frissonnait, et lui cria: «Tu trembles Bailly?—Mon ami, j'ai froid, répondit avec douceur la victime.» Ce furent ses dernières paroles.
«Bailly descendit dans le fossé, où le bourreau brûla devant lui le drapeau rouge du 17 juillet; il monta ensuite d'un pas ferme sur l'échafaud. Ayons le courage de le dire, lorsque la tête de notre vénérable confrère tomba, les témoins soldés que cette affreuse exécution avait réunis au Champ de Mars, poussèrent d'infâmes acclamations.»
Maintenant faut-il croire à ces témoins soldés dont parle Arago dans son désir d'innocenter «ce qu'on appelle la populace»?
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Mémoires de Bailly.