Le Crépuscule des Dieux. Elemir Bourges
du tapis gris de lin, jusqu'aux fronces de satin bleu clair des tentures et du plafond, soudain les larmes lui débordaient, pauvre cœur noyé de tristesse! Elle appelait Emilia, se réfugiait contre son sein, et quelquefois, l'interrogeant:
– Ah! qu'est-ce que font les morts, mamaccia? Souffrent-ils, ont-ils faim et froid, sont-ils malheureux comme les vivants?
– Non! ma petite sœur, ils dorment, répondit un jour Hans Ulric.
– Oh! alors, que ne suis-je morte! reprit-elle.
Et à partir de ce moment, Claribel sembla goûter un amer plaisir à s'entretenir de sa fin prochaine. Elle retrouva cependant quelques faibles et languissants sourires, quand Christiane, pour la distraire, s'avisa de lui amener une petite fille de dix ans, dont le père avait un emploi dans les cuisines de Son Altesse. On étala devant Frida, afin qu'elle eût de quoi y choisir, une profusion de joujoux, mais elle, stupide et comme éperdue de ce tas de choses magnifiques, les considérait les yeux béants, puis se prit tout à coup à pleurer. Il fallut passer plusieurs journées à l'apprivoiser quelque peu, lui décoller les bras de ses jupes, et lui ôter ces tremblantes révérences, par lesquelles l'enfant répondait aux moindres paroles, aux regards, et même aux histoires merveilleuses, que Claribel la voyant si simple, se divertissait à lui faire accroire. – Chut! on devait répondre très bas, se souffler les mots à l'oreille, lorsqu'il y avait de grosses mouches dans la chambre:
– Elles entendent ce qu'on dit, et ne manquent pas de le répéter…
Et cent autres imaginations pareilles, à propos des chiens, des nuages, des oiseaux, des arbres. Frida l'écoutait, bouche béante, et cette naïve pauvresse, cette enfant qui levait sur elle des yeux sans pensée, était la dernière poupée qui amusât un peu la petite comtesse. Claribel la baisait, la mignotait, la gorgeait de bonbons ou la mettait en pénitence, l'habillait, la déshabillait, l'affublant d'antiques falbalas, de coiffures d'un empan de haut, et d'immenses rondaches de crinolines; ou bien, elle gardait son dîner dans sa chambre, elle qui n'avait jamais appétit, afin d'en bourrer sa menine. Pâle, diaphane, et si maigre qu'elle eût passé, semblait-il, par un anneau, c'était un contraste plein de pitié de voir devant elle, Frida, rouge et joufflue, qui dévorait à belles dents, perdrix, poules faisanes, hures d'esturgeons mouillées de tokai, tandis que Claribel qui, maintenant, ne pouvait plus quitter le lit, avait peine à sucer un demi-quartier de mandarine.
Elle se mourait, trop nerveuse, trop fine, consumée d'ardeur et d'intelligence, et déjà lasse de la vie. Comblée de tout ce que la fortune a de faveurs et de miel, elle en avait senti l'amertume, et compris, si jeune qu'elle fût, le vide et la fugacité des choses. Son père! mais n'importe quel colifichet suffirait à le consoler, une cravate, un ragoût nouveau, quoi encore? la caisse de citrons doux qu'il attendait de Palerme dans quelques jours, et qui provenaient d'un arbre planté de ses mains, comme il se plaisait à le raconter. Franz, après tant d'assiduité, paraissait à peine maintenant; et pour Emilia, l'enfant sentait trop bien qu'il ne restait guère chez l'Italienne qu'un extérieur d'affection, mais que sa pensée était ailleurs, et l'indifférence de ses caresses. Oh non! personne ne l'aimait.. Hélas! que n'avait-elle un frère comme Christiane, Hans Ulric! Un frère! et, dans son innocence, Claribel se demandait souvent si l'on pouvait s'aimer plus qu'ils faisaient. Comme Hans tressaillait et pâlissait, lorsque Tina, avec espièglerie, lui venait passer ses bras au cou, et quels bons sourires de tendresse! Mais pourquoi donc la Belcredi fixait-elle sur lui ces yeux singuliers? Qu'avait-elle à les percer du regard?.. Avec son air modeste, son réel talent, le dos des cahiers de musique qu'on voyait dans sa chambre, et surtout grâce à un choral de Haendel, où il avait fallu trois voix, elle venait de réussir à pénétrer chez Christiane; et ces visites assez fréquentes, cette intimité qui commençait, la petite comtesse en était jalouse. Sa sœur et son frère ne l'aimaient donc pas, pour si bien traiter qui elle détestait. Oh non! personne ne l'aimait. Qu'aurait-elle fait sur la terre? elle pouvait mourir sans regrets!
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