Le Crépuscule des Dieux. Elemir Bourges
sa physionomie ténébreuse. Il arrivait plein des traits les plus âcres sur les défections empressées des courtisans de Son Altesse, sur les Autrichiens, sur le prince Wilhelm, et jusque sur le Duc lui-même.
Et de vrai, jamais homme aussi plein que celui-ci, de fantaisies et de caprices. Un matin, soudainement, sans mettre rien au net, ni parler de quoi que ce fût, le Duc se leva, retourna tout court à son ordinaire, secouant son chagrin ou n'y pensant plus. Il visita l'hôtel, des offices au grenier, commanda que l'on déballât quatre-vingts caisses, arrivées depuis quelque temps de Southampton, et surveilla leur aménagement. Il compléta le même jour, la réforme de sa maison, maison de bohême jusqu'à ce moment où il avait vécu en attente, et régla les titres de ses familiers. M. d'Œls restait le chambellan, l'aide-de-camp de Son Altesse; M. Smithson était nommé trésorier et grand-administrateur de la fortune du Duc, et le baron de Cramm prenait le titre de gentilhomme de la chambre, gouverneur du comte Otto.
– Quant à la Belcredi, pensa Arcangeli, qui vit Son Altesse se pencher et parler bas à la chanteuse, nous savons ce qu'elle sera.
Le Duc, deux jours après, comme afin de marquer qu'il était désormais bourgeois de Paris, envoya cinquante mille francs pour les pauvres, à l'Assistance publique, sorte de présent d'installation que les journaux ne manquèrent pas de célébrer.
III
Arcangeli parut rêveur à la suite de ces événements. Sous tant de masques et de grimaces, et au milieu de ses extravagances, le bouffon n'en restait pas moins sérieux comme un juif, à ses intérêts et à sa fortune, et ne songeait qu'à réussir. Il en eut bon espoir, en voyant la clôture où Charles d'Este se complut d'abord; il allait le tenir enfermé, avec la clef de sa prison en poche: mais quand il connut mieux le Duc, son naturel capricieux, soupçonneux, et sur quelle dangereuse glace c'était marcher qu'être en faveur auprès de lui, l'Italien pensa à se tourner ailleurs, et à se créer des appuis; en cas d'une disgrâce soudaine. Dépendre d'une humeur si fantasque, qu'on en était toujours en anxiété, comme d'une mine qui va partir, cet état précaire ne pouvait durer. Le favori commença donc à regarder de tous côtés autour de lui, tâchant d'abord à pénétrer les personnages et les intrigues de la petite cour où il vivait. Fils naturel d'un espion de la police du roi Bomba, Arcangeli avait de qui tenir dans le métier qu'il entreprenait. Il excellait à écouter aux portes, à traverser les corridors d'un pas muet et comme étoupé, à surprendre les gens par des irruptions plausibles, et n'était guère moins hardi à fureter des papiers intimes ou à se servir de fausses clefs, pour voir le dedans d'un secrétaire. Or, tout justement, le comte Franz avait l'habitude allemande de tenir un journal de sa vie, et l'emplissait de vers d'opéras, de myosotis desséchés et de ses effusions de cœur, avec une entière confiance.
Un matin du début d'octobre, Emilia se trouvait au jardin, en compagnie de Claribel et du comte Otto, quand Arcangeli l'aborda, et, après les premiers compliments, continua de marcher près d'elle. Le ciel était pâle et tranquille; les arbres, à demi dépouillés, ouvraient des échappées de vue par delà les parterres immobiles, jusqu'à une grille dorée, tout au loin; et rien ne troublait le silence que le bruissement des pas sur les feuilles sèches, et les voix paisibles des enfants. Ils jouaient au pied d'un pin parasol, non loin d'un bassin de marbre où nageaient des cygnes.
Alors Arcangeli, toujours occupé comme à humer, le nez levé, ce calme et cette fraîcheur, dit du ton le plus naturel:
– Tiens! je pensais rencontrer aussi le comte Franz dans le jardin.
Elle tressaillit, et, se relevant, car elle était courbée à cueillir un bouquet de géraniums, elle darda sur lui ses prunelles noires. Le feu lui monta au visage; sa fougue allait sans doute l'emporter, mais l'autre, avec son ton patelin:
– Voyons, Emilia, murmura-t-il, pourquoi t'es-tu cachée de moi? Tu sais bien que le comte t'aime.
– Hé! reprit-elle d'une voix sourde, qu'est-ce que cela te fait, ruffian?
Ils se remirent à marcher, sans plus rien dire. On entendait au bout de l'allée, les rires éclatants d'Otto, mêlés à des supplications de Claribel. Brandissant un rasoir ouvert, le petit comte feignait par jeu de se le passer sur la gorge, et tentait d'arracher de force, en même temps, les doigts dont sa compagne se couvrait les yeux.
– Hé! sorella, reprit Arcangeli, ma petite ragazza du bon Dieu, je ne suis pas un ennemi.
Il la caressa tant qu'il put, et il bouffonnait par habitude, si bien qu'enfin l'Italienne se mit à rire, en lui disant:
– Tu seras donc toujours le même, Giovan?
La première surprise passée, elle prêtait l'oreille à l'ouverture. Vive, impétueuse en ses désirs, et toujours bouillante de ce romanesque qui l'avait fait s'enfuir de Rome avec un chanteur, ce n'était qu'à force de volonté qu'Emilia montrait tant de sagesse, dans son entreprise de séduction. Mais au milieu de cette longue route, le pied ne lui glisserait-il pas? Se sachant prompte aux entraînements, elle se craignait elle-même, et regrettait de n'avoir pas un conseiller à qui recourir. Tout son espoir, dès qu'Arcangeli eut parlé, se tourna donc sur ce cher frère; elle vit en lui justement, la patience et l'esprit de ruse qu'elle n'avait point, et lui tendant la main tout d'un coup, par un élan de confiance:
– Eh bien oui, je l'avoue, j'ai eu tort de n'être pas franche avec toi.
Elle lui dit les attentions du comte Franz, ses présents de galanterie, comment elle l'avait traité pour mieux l'enflammer, et que, découragé un moment, il venait de se repiquer, et hasardait de nouveau des bouquets. Arcangeli daignait parfois secouer la tête et approuver; puis, le récit terminé, il avisa Emilia de le laisser conduire l'intrigue. Sans doute l'hameçon était bien préparé, mais le poisson mordrait-il?.. Ils remontèrent à pas lents, vers la pelouse où couraient les enfants. Otto maintenant se divertissait à ne plus parler qu'en ordures et avec d'effroyables jurons; mais une idée encore meilleure lui poussa, quand le mauvais garçon vit la colère et les larmes de Claribel. Il se prit à rire, et l'interpellant:
– Ecoute, Clary, répète avec moi les dernières choses que j'ai dites; ou bien, je me jette dans le bassin.
– Ah! Otto! mon frère, mon petit frère! et anxieuse et suffoquée, elle continuait de le supplier.
– Allons! dépêche-toi, ou je me jette!
Et Otto grimpé sur la margelle, la tête tournée vers Claribel, semblait prêt à se précipiter. Soudain, le pied lui glissa, ses deux mains lancées en avant cherchèrent en vain où se retenir, et il tomba dans la pièce d'eau, très peu profonde à cet endroit.
L'on accourut, l'on repêcha le jeune comte tout ruisselant et riant aux éclats; après quoi, il fallut songer à Claribel, qui s'était évanouie sur le coup: on la fit revenir, non sans peine, mais la secousse avait été trop forte; et le soir même, une maladie nerveuse, qui depuis longtemps, minait sourdement la frêle enfant, se déclara.
Elle déconcerta les médecins et aucun remède n'y put prendre. C'étaient des dégoûts, des accablements, avec une fièvre irrégulière, puis des crises de convulsions, des rages de douleur si extrêmes que la machine enfin défaillait et s'anéantissait dans une torpeur de mort. Rien d'effrayant comme les accès, par leur durée et leur violence; des spasmes furieux secouaient l'enfant, à croire que son âme ébranlait ses jointures d'avec le corps. Elle pâlit, fondit affreusement, les traits tirés, la figure comme de cire, où se dessinait le bleu des veines, sous ses cheveux décolorés. Perdue au milieu d'un immense lit de dentelles, ce fut là qu'elle vécut deux mois, environnée de saints coloriés, de chapelets et d'images, que la fervente Emilia épinglait du haut en bas des rideaux. Et ces amulettes autour du lit, les médailles, les scapulaires, une sainte Claire verte et rose, juste en face de son oreiller, avaient fini par prendre, aux yeux de Claribel, une importance extraordinaire, bien qu'en sa qualité de fervente luthérienne, la petite comtesse nourrît un secret mépris pour les superstitions des papistes.
Sur beaucoup de choses en effet, elle possédait le sérieux et la maturité d'une femme. Dès le temps qu'on lui montrait les lettres, sa préoccupation avait été de connaître l'histoire