Le Crépuscule des Dieux. Elemir Bourges

Le Crépuscule des Dieux - Elemir  Bourges


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de ce désastre, et que, fort aise, il commanda qu'on introduisît sur l'heure, l'urgence de la situation ne permettant pas l'étiquette. Il fut pourtant choqué qu'elle ne lui fît point les trois révérences de cérémonie; et l'humeur lui changeant les yeux, la cantatrice lui parut moins grande que tout à l'heure, comme rentrée sous les parquets. Elle venait de faire admirer dans Sieglinde, les plus beaux et les plus épais cheveux roux; et voici qu'elle revenait blonde, avec un teint de lys, l'œil profond, une face étrange, énigmatique.

      Le Duc eut recours aux compliments sur le plaisir qu'il avait eu. Elle y montra tout l'usage du monde, fine, souriante, mesurée, et digne en ses remerciements, quand Son Altesse, comme font les princes d'Allemagne, lui remit un petit bracelet de pierreries, apporté à son intention. Alors, non sans hésitation:

      – Mais tant de bonté qu'on me montre, m'encourage pour ma demande…

      Elle exposa son grand désir de pouvoir sortir de Blankenbourg, avant l'arrivée des Prussiens. Elle les craignait, les abhorrait. Cependant le train de Dusseldorf la remettait au lendemain; aucun moyen de se procurer quelque voiture que ce fût, par la terreur où l'on était de l'ennemi. Elle s'était donc enhardie à venir supplier Son Altesse, (et elle épiait le duc Charles, les regards tournés en dessous vers lui), de vouloir bien l'admettre, avec son peu de bagages, dans une des calèches de la suite, jusqu'à ce qu'on fût hors de Blankenbourg.

      – Mais oui, sans doute, répondit sèchement le Duc, aussitôt refrogné par la mention des Prussiens, et que rien n'effarouchait d'ailleurs, comme une avance trop directe. Et puis, elle lui plaisait moins que dans son rôle de Sieglinde, et en lui tournant les talons, il avisa Arcangeli. Alors, afin de mieux piquer par la différence des traitements, la chanteuse malavisée, car il avait d'étranges petitesses:

      – Tu as déjà, demanda-t-il d'un air de familiarité, une parente dans ma maison?

      – Elle est ma sœur de mère, dit l'Italien laconiquement, en désignant Emilia.

      – Eh bien, reprit Son Altesse pour ne point rester court, désormais je t'attache à ma propre personne. Tu seras l'un des valets de pied de mon carrosse.

      Il n'était pas loin de trois heures; une lueur livide filtrait à travers les carreaux de la serre, et le Duc commençait à marquer quelque impatience, quand M. Smithson reparut. Il était allé donner ordre à tous les derniers préparatifs, et ramenait de Blankenbourg la chaise de poste de Son Altesse. Alors, après plusieurs tours en silence, le maintien sombre et les yeux baissés, Charles d'Este ouvrant une porte, descendit les degrés à pas lents, et tout le monde le suivit.

      Une longue file de voitures attendait en face du perron, où les derniers lampions s'éteignaient. Le calme partout; aucun bruit. Le Rocher de vin saccagé, qui avait cessé de couler, était jonché de débris. Sur la façade du château, quelque ligne de gaz reprenait soudain par bouffées, dardant des langues bleues, sinistres. L'aube apparaissait au fond du ciel; les grandes allées silencieuses s'enfonçaient en des lointains livides. Des fumées montaient çà et là, tout droit, de pots à feu demi-éteints.

      La chaise de poste du Duc était en tête du cortège, attelée de six vigoureux chevaux. M. Smithson lui en remit la clef, et Son Altesse ouvrant le volet d'une des portières, y passa le coup d'œil du maître. Une lampe de bronze suspendue en éclairait l'intérieur, entièrement matelassé d'un satin bouton d'or broché de fleurs noires, et qui contenait un lit, un dressoir, une table à coulisses, un divan et un coffre-fort. Il y avait plus de huit années que Son Altesse n'avait mis le pied dans un wagon de chemin de fer, passant sur les incommodités sans nombre, par la terreur d'un accident.

      – La cassette aux diamants est-elle dans le coffre-fort?

      – Son Altesse Sérénissime peut s'en assurer, dit M. Smithson.

      – Alors tout est bien, en avant!

      Mais dans l'instant qu'il détournait la tête, le Duc aperçut qui marchaient à lui, le bourgmestre de Blankenbourg, escorté des principaux notables. Ils s'étaient obstinés à attendre, malgré le refus d'audience, et s'en venaient représenter à Charles d'Este l'effet certain de découragement, d'abandonnement au vainqueur que sa fuite allait produire. La voix en défaillit au Duc; une si excessive furie qu'elle lui suspendit tous les sens, le fit trembler de la tête aux pieds; et éclatant enfin, d'un geste et d'un accent à épouvanter:

      – Ah! triples traîtres! hurla-t-il. Hildemar! les dogues de Cuba! lâche-les sur cette canaille!

      Aux éclats de cette voix tonnante, les malheureux s'étaient enfuis, si effarés et si grotesques dans leur course, que le Duc passa une fois encore de la tragédie à la farce, et c'est en se mourant de rire qu'il monta dans la chaise de poste. Puis, avant même d'être assis, il appela M. d'Œls, et donna l'ordre qu'on allât chercher Richard Wagner, où qu'il pût être.

      – Mais probablement, dans l'appartement que Votre Altesse Sérénissime a bien voulu lui assigner, à Wendessen.

      – Bien! qu'on le fasse se lever, et qu'on l'amène.

      L'aube grandissait à l'est. Une clarté jaunâtre et mouillée montait sans bruit dans le ciel gris. On voyait des oiseaux voleter, et le silence n'était troublé que par l'ébrouement d'un cheval, ou le bruit d'un ongle qui frappait la terre. Les deux escadrons de hussards, désignés pour escorter le Duc, s'étaient rangés sous bois, les lattes dégaînées et luisantes à travers les arbres. Les voitures ne bougeaient point. Sur le siège de la chaise de poste, à côté de Hans le cocher, se carrait Arcangeli, examinant du coin de l'œil Emilia, à qui Franz tenait des discours. Les autres, blêmes et frissonnants, marchaient de long en large; et seule, à l'écart, la Belcredi, drapée dans son large manteau, et qu'Otto regardait de loin, fixait sur tous des yeux profonds et vagues.

      En ce moment, Wagner descendait le perron, accompagné du comte d'Œls.

      – Ah! vous voici, monsieur, dit le Duc, et aussitôt il s'excusa d'avoir interrompu ainsi la Valkyrie, et aussi, du lieu et de l'heure de cette audience, – mais nous sommes des fugitifs, répétait-il avec amertume. Il termina en remettant à Wagner, comme gage particulier d'estime, son portrait entouré de brillants, ainsi que la grand'croix de l'ordre du Cheval-Blanc; puis, interrogeant le musicien:

      – La troisième partie de votre poème se nomme Siegfried, m'a-t-on dit, mais quelle est donc la quatrième, monsieur Wagner?

      – C'est le Crépuscule des Dieux, Monseigneur.

      Ce titre parut étonner le Duc, et il le répétait entre ses dents, jusqu'à ce que ramené à lui-même, et pour congédier son interlocuteur:

      – C'est avec vous, monsieur Wagner, dit-il, que j'aurai eu ma dernière entrevue.

      Toute la suite aussitôt monta dans les voitures, en même temps que les deux escadrons accouraient se ranger par derrière. Une immense couleur dorée enveloppait maintenant le ciel; les pièces d'eau étincelaient, frémissant à des souffles plus vifs; mille cris d'oiseaux retentissaient. Il y eut une courte pause; ensuite Hans, le vieux cocher, toucha, et la chaise de s'ébranler.

      Mais le Duc, se jetant furieux, au carreau de la portière:

      – Brute! lourdaud! qui t'a dit de partir! Crois-tu que je ne suis plus ton maître? et d'un geste à Arcangeli:

      – Prends la place de ce butor, lui cria-t-il; je te nomme premier cocher. Hans! va-t'en conduire aux bagages.

      Il abaissa toutes les glaces, et promena un long regard sur ce qui l'entourait. Les parterres embaumaient l'air tranquille; une fraîcheur délicieuse s'exhalait avec les vapeurs matinales; quelque biche, par intervalles, bondissait au profond des taillis. Un soupir gonfla sa poitrine, puis il cria: Partez! d'une voix forte, et les six chevaux détalèrent, enlevés par les postillons, tandis qu'Arcangeli faisait claquer son fouet, et que le duc Charles, après un suprême adieu à Wendessen déjà lointain, s'allongeait sur le divan turc, en répétant, ainsi que dans un rêve: Le Crépuscule des Dieux… le Crépuscule des Dieux.

      II

      C'est à lents tours de roues, et non sans beaucoup


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