L'Écuyère. Paul Bourget
poser un premier jalon, interrogeait Hilda:
– «Et le cheval que vous montiez l'autre jour, est-il toujours ici, mademoiselle?..»
– «Oui,» répliqua-t-elle. « Tenez, le reconnaissez-vous?..» Elle montrait la tête éveillée du Rhin, qui se tendait désespérément, par-dessus la porte basse de son box, vers un seau d'eau posé à quelque distance. Ses naseaux reniflaient de convoitise. Ses lèvres gourmandes s'allongeaient. Vains efforts!.. «Je vais te consoler, petit Rhin,» lui dit la jeune fille. «Allons, prends ton sucre.» Et, pour faire admirer à son nouvel ami le génie du spirituel animal, elle se haussait sur ses menus pieds, mettant ainsi, à la hauteur du museau penché de la bête, la poche de sa jupe, où elle cachait une provision de friandises, et le mufle du cheval fouillait, maintenant, non moins désespérément, jusqu'à ce que, de la pointe de sa lippe tendue, il eût agrippé un morceau qu'il se mit à broyer de ses dents rapaces. Hilda, toute rieuse, lui caressa la crinière en se tournant vers Maligny: «Vous avez vu sa malice. Et il a inventé ce tour-là tout seul!.. Si mon père m'y autorisait, je le dresserais à quelque chose, pour le présenter au cirque de M. Molier. Mais Pa' n'admet pas les animaux savants. Il prétend que c'est déshonorer un chien ou un cheval que d'en faire un clown… Il ne tolère même pas la haute école…»
– «En tout cas,» dit Jules, «si j'en juge par ce cap de maure et par cet alezan, il n'a pas volé sa réputation, et il s'y entend à choisir les bêtes… J'en cherche une, justement,» continua-t-il. «Croyez-vous, mademoiselle, que vous aurez un cheval qui fasse mon affaire? Il y a trop longtemps que je monte Galopin, celui sur lequel j'étais quand nous nous sommes rencontrés…»
– «Vous cherchez un cheval?..», dit la voix de Bob. Il s'était approché pendant ce discours, après avoir pris congé de ses clients, et tandis que le palefrenier, surveillé par Jack, roulait des bandes de flanelle autour des paturons de l'Irlandais, avant de le rentrer. «Foi de Campbell! vous aurez la plus belle bête de Paris. J'attends un arrivage après-demain… Vous allez me dire exactement ce que vous voulez, en prenant, avec moi, une goutte de whiskey. – Hilda, préparez les verres, voulez-vous, dans la salle à manger? Mais vous n'aimez sans doute pas le whiskey. Les Français trouvent qu'il a un goût de fumée… Ça n'empêche pas que cette liqueur-là n'a pas trace d'acidité… Vous pouvez en boire toute la vie sans avoir de rhumatismes… Bon. Entrez dans Epsom lodge… A droite… Hilda, il va falloir que vous sortiez la jument baie. Donnez-lui un fort temps de galop… Monsieur le comte, aidez-vous vous-même.» (On a reconnu le help yourself, par lequel, dans les châteaux anglais, on vous invite à vous servir seul, devant la table chargée de viandes du déjeuner.) «Vous ne prenez que ça de whiskey? Un doigt à peine? Mais regardez moi… Un peu d'eau?.. Maintenant, dites-moi votre type de cheval et pour quel usage… Est-ce un hunter3 que vous voulez, ou bien un hack?.. De quelle robe et de quel âge?..»
IV
COMMENCEMENT D'IDYLLE
Ce subtil et impulsif Jules de Maligny avait trouvé sur place le plus sûr moyen de justifier de nombreuses visites dans ce coin de la rue de Pomereu où tout son cœur allait tenir, – pendant combien de temps?.. Tout son cœur? Non, mais toute sa fantaisie, ce qui, à vingt-cinq ans, est tout près de revenir au même, quand il s'agit d'une nature telle que la sienne: imaginative et sensuelle, toujours disposée, par suite, à parer d'illusion son égoïsme, à prendre des désirs pour des sentiments et de la volupté pour de l'émotion. L'excellence du procédé inventé par le jeune homme résidait en ceci que l'achat d'un cheval reste, entre toutes les négociations humaines, celle qui comporte certainement le plus d'allées et de venues, d'interruptions et de reprises, de demi-engagements et de dédits. Comment Bob Campbell et Jack Corbin se fussent-il étonnés de le voir reparaître l'après-midi, puis le lendemain, puis le surlendemain, faire de longues stations dans le yard, examiner une bête, en demander une autre, annoncer qu'il en essaierait une troisième, alors qu'ils étaient habitués à des clients qui les traînaient ainsi, de jour en jour, avant de prendre une décision? Le plaisant était que Jules n'avait pas le premier sou des quatre ou cinq mille francs que représentait l'achat du hunter ou celui du hack chez Bob Campbell. Les «reprises» exercées par Mme de Maligny, lors de la mort de son prodigue de mari, avaient fait passer, entre les mains de la veuve, les derniers débris d'une fortune follement dissipée. Son fils quoique majeur, n'avait donc que la pension que sa mère voulait bien lui servir, ci douze mille francs par an, somme énorme, – en ces temps-là, – pour un garçon logé, d'autre part, blanchi, nourri, chauffé, servi, et qui n'avait à prélever, sur ce budget de luxe, que les frais de sa toilette! Or, ni son tailleur, ni son chemisier, ni son bottier, ni son chapelier n'avaient jamais reçu que des acomptes. La dame de pique et celle de cœur croquaient si allègrement les mensualités de cet aimable étourdi que cet argent de poche était mangé d'avance pour bien des mois, même après le règlement qui avait précédé le départ pour La Capite. Il n'avait avoué, à son indulgente mère, qu'une des colonnes de l'ardoise. Dans ces conditions, acheter le cheval et le laisser en pension chez Campbell, à dix francs par jour, sans compter les ferrages, le vétérinaire, les pourboires, c'était, de nouveau, un peu de folie. Mais Hilda était si charmante, et, tout de suite, Jules s'en était senti, il s'en était cru, plutôt, si amoureux! Quand on doit déjà une vingtaine de mille francs sur la place de Paris, on peut bien en devoir cinq ou six mille de plus, – pas même de quoi changer le premier chiffre de la somme.
Il avait donc été convenu, dès cette conversation autour des deux verres de whiskey, parmi les sombres meubles en acajou massif de la salle à manger d'Epson lodge, que Maligny serait tenu au courant du prochain arrivage de chevaux, ce qui ne l'avait pas empêché de surgir à nouveau, dès les deux heures, culotté, guêtré, éperonné, sous prétexte qu'il avait réfléchi, et que l'Irlandais cap de maure ferait peut-être son affaire. Il avait compté qu'il demanderait à le monter le jour même et qu'il serait accompagné par quelqu'un de la maison, peut-être par Corbin. Ce serait une occasion d'«avoir des tuyaux» sur miss Campbell. Il employait volontiers cet argot de champ de courses. Il ne s'était pas avisé que la bonhomie toute britannique des insulaires de la rue de Pomereu lui permettrait, et aussitôt, de dépasser cette première espérance. Les longues années que Bob Campbell avait vécues à Paris n'avaient pas changé ses idées sur ce point si essentiel de l'éducation des femmes, qui justifierait, à lui seul, l'éternelle vérité du vers de Virgile:
Et penitùs toto divisos orbe Britannos.4
Un Anglo-Saxon de la vraie souche croirait faire injure à une jeune fille, s'il supposait un moment qu'elle a besoin d'un protecteur. Quoique la loi sur la «rupture des promesses», qui assimile très justement la séduction à un délit, n'existe pas en France, Hilda se promenait dans le Paris de ses goûts, – il est vrai qu'il n'était pas bien étendu! – on l'a déjà remarqué avec autant de liberté que si elle eût vécu dans Pall Mall ou dans Pimlico, sous la sauvegarde des sévères juges de son pays. Le père était si habitué à voir en elle uniquement la dresseuse de chevaux, qu'à cette demande d'essai faite par son nouveau client, il répliqua simplement:
– «La bête est verte, monsieur le comte. Etes-vous très sûr de vous, comme cavalier, ou voulez-vous qu'un de mes hommes aille avec vous?..»
– «Je suis très sûr de moi,» fit Maligny, «mais, comme le cheval ne m'appartient pas encore, je prendrai un de vos hommes…»
– «Well…», reprit Campbell. Il appela successivement de sa voix rauque, qui dénonçait trop la funeste manie du gin, trois de ses employés, dont son neveu: «Jack!.. Dick!.. Walter!..»
– «Jack et Dick sont sortis avec les deux nouveaux poneys,» répondit une voix, toute fraîche celle-là, tout argentine, celle de Hilda, dont le buste apparut à une des fenêtres du premier étage. Elle vit Jules et le salua, sans rougeur cette fois, de son loyal sourire. Elle continua: «Et Walter est à la forge, avec la jument baie.»
– «Voulez-vous monter avec M. de Maligny, qui essaiera l'Irlandais de ce matin?»
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Et les habitants de la Grande-Bretagne, si radicalement séparés du reste du monde.