L'Écuyère. Paul Bourget
fait allusion déjà. A ses yeux, et quoique plus d'un demi-siècle se fût écoulé depuis 1830, un Nadailles ou un Maligny était un personnage à part, créé et mis au monde pour n'exercer aucun métier bourgeois, bien entendu, et pour n'occuper aucune fonction publique, en l'absence des maîtres légitimes. Elle eût admis – c'était ta concession suprême des émigrés à l'intérieur dont il reste aujourd'hui bien peu de représentants – que Jules entrât dans l'armée. Encore eût-elle éprouvé des scrupules de conscience, s'il avait fait carrière d'officier à l'idée qu'il devrait peut-être, quelque jour, rendre les honneurs militaires à tel ou tel ministre, à tel ou tel président. Cette inquiétude lui avait été épargnée, grâce à la foncière indolence du jeune homme, qui avait fait son service militaire pour s'en débarrasser, comme d'une corvée. Sorti de là, il avait trouvé infiniment agréable d'abriter son oisiveté derrière les principes sociaux de sa mère, laquelle avait, du moins, comme la plupart des gens de son type, – c'était leur honneur, – toutes les vertus de ses intransigeances monarchiques et religieuses. Les mœurs de cette vieille dame consistaient, depuis son veuvage, survenu quinze ans avant l'époque où se déroule ce petit drame, à se lever à six heures et demie, pour aller communier à sept. Elle rentrait, vaquait aux affaires de sa tenue de maison et à sa correspondance, qui comportait d'innombrables charités cachées, jusqu'à midi. Après le déjeuner, elle sortait à pied, quand il faisait beau. Si elle n'allait pas chez des pauvres ou bien à une séance d'Œuvre, elle avait toujours quelque visite à rendre dans cette petite province enclose entre les Invalides et Sainte-Clotilde, l'Abbaye-au-Bois et Saint-François-Xavier. Beaucoup parmi les familles qui habitent là portent, même à la date présente, des noms mêlés à la grande histoire du pays. Mais le vent des révolutions a soufflé trop fortement sur leurs arbres généalogiques. Ce ne sont plus que des débris, et de plus en plus rares. Combien des appartements où Mme de Maligny allait ainsi «cousiner» sont fermés ou loués à des Américains dégoûtés des palaces et qui recherchent les vieilles demeures! C'est pour les moderniser au dedans en conservant au dehors la vieille coquille. Les intérieurs fréquentés par Mme de Maligny offraient, eux, un contraste saisissant avec les souvenirs de Versailles qu'évoquaient les noms de leurs propriétaires. L'extraordinaire simplicité qui caractérisait, jadis, la vraie vie française, en dehors de la cour, y était reconnaissable à mille petits signes: rideaux d'un damas qui n'avait jamais été renouvelé, escalier sans ascenseur et dont la cage n'avait pas été recrépite depuis des années, vastes salons sans calorifère, plafonds fendillés, tentures fanées que retenaient des baguettes dédorées. Seulement les portraits pendus sur les murs représentaient les réels ancêtres des hommes et des femmes qui causaient parmi ces meubles défraîchis. Eux-mêmes, ces hommes et ces femmes, avaient, le plus souvent, des allures campagnardes, passant, comme ils faisaient, huit mois sur douze dans leurs terres, par économie. Mais ces terres leur venaient d'héritages. Ils les tenaient de possesseurs qui s'appelaient comme eux. Ce monde où toutes les personnes se connaissaient depuis toujours, quand elles n'étaient pas du même sang, était, par essence, celui des habitudes étroites, des routines indéfectibles. Il faut, hélas! pour demeurer exact, mettre au passé tous ces traits de mœurs, restes eux-mêmes d'un passé, presque aboli, dans ce dernier quart de siècle, tant l'évolution sociale se fait rapide. Jamais Mme de Maligny ne manquait, où qu'elle fût, de se lever, au coup de trois heures, pour regagner, soit à pied, soit en fiacre, la chère chapelle des Bénédictines, où elle assistait au salut. Elle rentrait, pour recevoir d'autres cousins et cousines, vers les cinq heures, dîner à sept et se coucher à neuf, avec une régularité digne des nonnes cloîtrées qui, tous les matins, entonnaient, pour sa délectation, derrière leur grille, avant la messe, l'admirable phrase de plain-chant: «Asperges vie hyssopo, Domine, et mundabor…» (Vous m'aspergerez avec l'hysope, Seigneur, et je serai purifié.)
Qu'a-t-il eu, le Seigneur, quand elle a paru devant lui, à purifier, avec la mystique hysope, dans l'âme pieuse de cette douairière, qui ressemblait, trait pour trait, à une de ses aïeules du dix-huitième siècle, une très peu recommandable chanoinesse de Nadailles, dont le pastel, par Latour, était la merveille de sa chambre à coucher? – Et ce sosie d'une illustre pécheresse était une sainte! Mais sa sainteté s'accompagnait de l'idée fausse que j'indiquais tout à l'heure, et cet alliage d'erreur avait suffi pour qu'elle eût dépensé le plus passionné dévouement maternel à détestablement élever son fils.
En cela encore, Mme de Maligny était bien un type du tour d'esprit particulier aux femmes de sa classe, et qui devient si dangereux quand il s'agit des hommes qui leur touchent de près. Cette demi-recluse, qui ne dînait pas en ville cinq fois par an, n'avait jamais rêvé, pour Jules, que des succès de société. Elle n'avait rien tant surveillé, chez lui, que les manières. A sept ans, – il faut dire qu'en ce temps-là, son père vivait encore et que l'hôtel de la rue de Monsieur, déjà bien délabré à cause des folies d'argent du maître du logis, s'ouvrait volontiers, pour des réceptions, – le petit garçon était dressé à l'art d'entrer dans un salon et d'en sortir, de baiser la main aux dames et de saluer avec grâce. En revanche, il avait eu toutes les peines du monde à passer son baccalauréat, n'ayant jamais reçu de leçons qu'à domicile et d'un vieil ecclésiastique qui avait l'ordre de ne pas le fatiguer de travail. Par contre, il avait été soigneusement entraîné à tous les exercices qui constituaient, autrefois, l'éducation d'un gentilhomme. C'était un remarquable danseur, un escrimeur excellent, un cavalier accompli. Pour réparer, à force d'économies, les coupes sombres exécutées dans la fortune familiale, par feu Edgar de Maligny, son époux de regrettable mémoire, la mère trouvait tout simple de n'avoir plus sa voiture. Jules, on l'a vu, possédait, dans Galopin, une des plus jolies bêtes de selle dont pût rêver un beau garçon, habillé chez les meilleurs tailleurs, et qui avait son couvert mis dans les maisons les plus recherchées de Paris. Ce faisant, il réalisait l'Idéal que la très vertueuse, mais très déraisonnable douairière s'était formé d'une existence de jeune seigneur. Depuis qu'elle avait commencé de respirer, toutes les conversations entendues par Mme de Maligny, toutes les anecdotes auxquelles elle s'était intéressée, tous les rappels de figures familiales dont sa mémoire était peuplée, avaient conspiré à cette conception d'ancien régime. Elle ne s'était jamais douté, dans cet aveuglement, que ces brillantes supériorités de salon sont, neuf fois sur dix, la perte assurée de ceux qui les possèdent. Elles comportent, avec elles, le goût, la nécessité plutôt, du luxe et de ses coûteux raffinements. Il vient un jour où le grand seigneur le plus justement fier de son blason le vend pour avoir l'argent, non pas même de ses plaisirs, mais de sa représentation. Ces mêmes supériorités de salon supposent des succès de galanterie, et le jeune homme qui les a une fois goûtés a trop d'occasions de les multiplier pour ne pas s'y dépraver vite le cœur. Elles impliquent une frivolité d'habitudes qui ne laisse pas la moindre place à la réflexion sérieuse, et tel héritier d'un titre illustre, dont l'intelligence eût été capable de talent, s'éparpille en papotages dignes des caillettes qui les provoquent et y répondent. Puis, la mère, qui a été une grande chrétienne dans son coin et pour son compte, s'étonne avec désespoir, lorsque le monde pour lequel elle a dressé son fils lui renvoie un échantillon accompli de ses vénalités et de ses égoïsmes, de ses cynismes et de ses dissipations.
Cette histoire, moins commune à présent que ces éducations aristocratiques se font de plus en plus rares, était, ou allait être, celle de Jules de Maligny, quand le hasard d'une rencontre romanesque mit Hilda Campbell sur son chemin. C'est assez dire que la jeune fille ne devait pas marquer ce jour d'avril d'un caillou blanc, comme disaient joliment les poètes anciens. Déjà, ce goût de la vie élégante, imprudemment caressé chez son fils par la douairière, avait porté ses premiers fruits, puisque le jeune comte s'était vu obligé de déclarer cette grosse ardoise au Cercle – imitons son langage – qui avait déterminé l'exil en Provence. Mais Jules était, malheureusement pour le repos de Hilda, tout autre chose qu'un simple mauvais sujet. Un trait singulier de sa nature le rendait plus dangereux que n'eût été la précoce corruption d'un viveur élégant de vingt-cinq ans. Cette goutte de sang slave, qui donnait à sa physionomie cette langueur, tour à tour, et cette mobilité entraînante, faisait de lui un personnage également déconcertant, et dans le Paris archaïque où il avait grandi, et dans le Paris ultra-moderne où il évoluait, de par l'enchaînement de ses