Lettres de Mmes. de Villars, de Coulanges et de La Fayette, de Ninon de L'Enclos et de Mademoiselle Aïssé. de Lenclos Ninon
été inventée pour un corps humain. Il me parut assez de mon avis. On m'avoit fait donner une almoada12. Je m'assis seulement un instant pour obéir, et je pris aussitôt une légère occasion de me tenir debout, parce que je vis beaucoup de segnoras de honor qui n'étoient point assises, et que je crus leur faire plaisir de faire comme elles: je me tins donc toujours debout, quoique les reines me dissent souvent de m'asseoir. La jeune fit une légère collation servie à genoux par ses dames, qui ont des noms admirables, et qui ne prétendent pas moins être que des maisons d'Arragon, de Portugal, de Castille, et autres des plus grandes. La reine mère prit du chocolat: le roi ne prit rien.
La jeune reine, comme vous pouvez penser, étoit habillée à l'espagnole, de ces belles étoffes qu'elle a apportées de France; très-bien coiffée, ses cheveux de travers sur le front, et le reste épars sur les épaules. Elle a le teint admirable, de beaux yeux, la bouche très-agréable quand elle rit. Que c'est une belle chose de rire en Espagne! Mais il est plaisant que je vous fasse le portrait de la reine.
Cette galerie est assez longue, tapissée de damas ou de velours cramoisi, chamarré fort près à près de larges passemens d'or. Depuis un bout jusqu'à l'autre, est le plus beau tapis de pied que j'aie jamais vu; des tables, cabinets et brâsiers, des flambeaux sur les tables: et de temps en temps, on voit des menines très-parées, qui entrent avec deux flambeaux d'argent pour changer, quand il faut moucher les bougies. Elles font de grandes et longues révérences de bonne grâce. Assez loin des reines, il y avoit quelques filles d'honneur assises à bas, et plusieurs dames d'un âge avancé, avec leurs habits de veuves, debout, appuyées contre la muraille. Le roi et la reine s'en allèrent après trois quarts d'heure, le roi marchant le premier. La jeune reine prit sa belle-mère par la main, passant devant à la porte de la galerie, après quoi elle revint plus vîte que le pas me retrouver. La camarera mayor ne revint point, et il parut assez qu'on lui donnoit toutes sortes de libertés de m'entretenir. Il ne demeura qu'une vieille dame fort loin. Elle me dit que, si la dame n'y étoit pas, elle m'embrasseroit bien. Il n'étoit que quatre heures quand j'arrivai là; il en étoit sept et demie avant que j'en sortisse; et ce fut moi qui voulus sortir.
Je vous assure, madame, que je voudrois que le roi, la reine mère et la camarera mayor eussent pu entendre tout ce que je dis à la princesse. Je voudrois que vous le sussiez aussi, et que vous nous eussiez pu voir nous promener dans cette galerie que les flambeaux rendoient très-agréable. Cette jeune reine, dans la nouveauté et la beauté de ses habits avec une infinité de diamans, étoit ravissante.
Imaginez-vous une fois pour toutes, que le noir et le blanc ne sont pas plus différens que la vie d'Espagne et celle de France. Il me semble que cette jeune princesse fait très-bien. Elle voudroit que j'eusse l'honneur de la voir tous les jours; je l'assurai que j'en serois charmée; mais je la suppliai de m'en dispenser, à moins qu'on ne me fît voir clair comme le jour que le roi et la reine mère le souhaitoient presqu'autant qu'elle. La camarera mayor me vint prendre à la porte de la galerie pour me reconduire. Je trouvai là des femmes françoises de la reine, auxquelles je dis qu'il falloit apprendre l'espagnol, et s'empêcher, autant qu'il leur seroit possible, de dire un mot de françois à la reine. Je savois qu'on les grondoit un peu, quand elles lui parloient trop souvent. Je dis en espagnol à la camarera mayor, ce que je disois à ces Françoises: elle m'en sut un très-bon gré. Voilà, à peu près, madame, tout ce que je puis vous mander de cette première visite.
Si vous aviez été aujourd'hui ici, vous auriez eu le plaisir de voir au travers d'une porte le plus beau nonce du monde et le mieux disant. Il parle un espagnol tout-à-fait aisé. Je l'ai reçu en cérémonie tout à mon aise sur des carreaux, et lui dans un fauteuil. Il m'a fort parlé de Charles-Quint. J'étois un peu honteuse d'en être si peu instruite; je n'en ai pas fait semblant; je disois quelques mots par-ci, par-là, rappelant dans ma mémoire beaucoup de beaux endroits, dont mon fils aîné m'a entretenue quelquefois. Mon fils l'abbé, qui m'assistoit en cette occasion, a beaucoup brillé dans cette conversation, et n'y a pas moins paru que sur les bancs de Sorbonne.
M. de Villars, qui revient de la ville, se met à vos pieds, pour parler en termes espagnols. Il me vient d'avouer qu'il a passé son après-dinée chez cette femme dont vous lui avez vu le portrait. Il dit qu'elle n'a plus de beauté, mais bien de l'esprit. J'en jugerai incessamment; car il veut que ce soit une des premières dont je reçoive visite.
Adieu, madame: si ma lettre ne vous prouve le plaisir que je prends à penser à vous, et à vous entretenir, je ne sais pas ce qu'il faut faire pour vous le persuader. Peut-être aimeriez-vous mieux en douter; car cette lettre est bien longue pour une personne comme vous, au milieu de la bonne compagnie et des plaisirs. Telle cependant que vous voyez cette lettre, il y a mille choses que je ne vous mande point, et que je vous dirois bien. Je ne pense point, quand tout le monde verroit ceci, que je pusse en recevoir ni reproche ni blâme. Cependant usez-en avec prudence.
LETTRE V
J'ai reçu depuis peu mes visites. La manière dont se passe cette cérémonie, est une chose assez singulière. Premièrement, dès que j'ai été arrivée, toutes les dames, princesses, duchesses, Grandes, ont envoyé plusieurs fois me complimenter, et s'informer avec soin quand elles me pouroient voir, chacune voulant être avertie des premières. Enfin ce temps est venu; il y a quelques jours qu'on leur fit savoir que je recevrois le monde trois jours de suite. On envoie un page chez toutes celles qui ont envoyé, avec des billets qu'on nomme nudillos, parce qu'en effet ce sont des billets noués. Ce fut la marquise d'Assera, veuve du duc de Lerme, que j'ai vue en France, et qui croit que je lui ai rendu quelque petit service, qui fit les trois jours les honneurs de ma maison. La dame de ce portrait qu'a M. de Villars, les a faits aussi. Je crois qu'elle a été belle, et même qu'elle le seroit encore passablement, sans cette épouvantable coiffure de veuve qu'elle porte. Il n'est pas possible, à quelque belle personne que ce soit, de le paroître avec cet accoutrement; et je ne sais pas comment une veuve qui seroit un peu galante, et qui compte sur sa beauté, ne se remarie pas tout au plus tard au bout de l'an. Cette dame a bien de l'esprit, et est honnête et polie. Je ne vous dirai point les pas comptés que l'on fait pour aller recevoir les dames, les unes à la première estrade, les autres à la seconde ou à la troisième; car, par parenthèse, j'ai un très-grand appartement. Tirez de là, en soupirant pour moi, la conséquence de ce qu'il m'en coûte à le meubler. Il faut, en entrant et en sortant, passer devant toutes ces dames. Celle qui me conduisoit avoit assez d'affaire à me redresser; car j'oubliois souvent le cérémonial. Ces visites durent tout le jour. On les conduit dans une chambre couverte de tapis de pied, un grand brâsier d'argent au milieu. Je n'oublierai pas de vous dire que, dans ce brâsier; il n'y a point de charbon, mais de petits noyaux d'olives qui s'allument, et qui font le plus joli feu du monde, une petite vapeur douce. Ce feu dure plus que la journée. La manière de s'entretenir et de se faire des amitiés, seroit trop longue à vous dire. Toutes ces femmes causent comme des pies dénichées; très-parées en beaux habits et pierreries, hors celles qui ont leurs maris en voyage ou en ambassade. Une des plus jolies, sans comparaison13, étoit vêtue de gris par cette raison. Pendant l'absence de leurs maris, elles se vouent à quelque saint, et portent, avec leur habit gris ou blanc, de petites ceintures de corde ou de cuir. Je ne puis vous dépeindre aucune beauté; car je n'en ai point vu. La connétable de Castille est des mieux faites; mais revenons à notre brâsier; toutes assises sur nos jambes, sur ces tapis; car, quoiqu'il y ait quantité d'almohadas, ou carreaux, elles n'en veulent point. Dès qu'il y a cinq ou six dames, on apporte la collation qui recommence une infinité de fois. On présente d'abord de grands bassins de confitures sèches; ce sont des filles qui servent, après cela quantité de toutes sortes d'eaux glacées, et puis du chocolat; ce qu'elles ont mangé ou emporté de marons glacés, qu'elles nomment castagnas, ne se peut comprendre, tant elles les trouvent bons. Il règne une grande honnêteté parmi elles; touchées de plaire et de faire plaisir; avec tout cela, madame, que je fus aise de me trouver à la fin de mes trois jours! La plupart me sont venu voir deux fois; trois ou quatre entendent et parlent
12
Coussin.
13
La marquise