Lettres de Mmes. de Villars, de Coulanges et de La Fayette, de Ninon de L'Enclos et de Mademoiselle Aïssé. de Lenclos Ninon
VIII
La reine d'Espagne, bien loin d'être dans un état pitoyable, comme on le publie en France, est engraissée au point que, pour peu qu'elle augmente, son visage sera rond. Sa gorge, au pied de la lettre, est déjà trop grosse, quoiqu'elle soit une des plus belles que j'aie jamais vues. Elle dort à l'ordinaire dix à douze heures. Elle mange quatre fois le jour de la viande; il est vrai que son déjeûner et sa collation sont ses meilleurs repas. Il y a toujours à sa collation un chapon bouilli sur un potage, et un chapon rôti. Je la vois fort rire, quand j'ai l'honneur d'être avec elle. Je suis persuadée que je ne suis ni assez plaisante ni assez agréable pour la mettre en cette bonne humeur, et qu'il faut qu'elle ne soit pas chagrine d'ordinaire. L'on ne peut assurément se mieux gouverner, ni avec plus de douceur et de complaisance pour le roi. Elle avoit vu son portrait; on ne lui avoit pas fait celui de son humeur pour les manières et la vie solitaire. On n'a pas renversé toutes les coutumes du pays, pour y en mettre de plus agréables. Mais la reine mère fait tout ce qu'elle peut pour les adoucir. Il paroît à tous les gens de bon sens que la jeune reine ne peut mieux faire que de contribuer de son côté à s'attirer la continuation de l'amitié et de la tendresse que ce prince lui témoigne. Il y a cette duchesse de Terranova, camarera mayor, dont l'humeur passe pour être un peu hautaine. La jeune reine plaît infiniment à toutes les dames. Je fais tout ce que je puis, quand j'ai l'honneur d'être auprès d'elle, pour la faire souvenir de leur dire tout ce qui est le plus propre à les gagner. Quand je vous dis qu'elle est grasse, qu'elle dort, qu'elle rit, encore une fois, je vous dis vrai. Il n'est pas moins vrai aussi, avec tout cela, que la vie qu'elle mène, ne lui est guère agréable. Enfin, madame, je vous assure qu'elle fait à merveille; j'en suis tout étonnée.
Il y eut hier la plus célèbre fête de taureaux qui se soit vue depuis plusieurs règnes des rois d'Espagne. Il y eut six Grands ou fils de Grands qui furent les toreadors. Je pensai mourir dans la première heure: mourir est un peu trop dire; mais j'eus une émotion et un si violent battement de cœur, que je crus n'y pouvoir résister, et je me levois pour m'ôter de dessus le balcon où j'étois, si M. de Villars ne m'eût dit que pour rien du monde il ne falloit faire cette faute. C'est une terrible beauté que cette fête. La bravoure des toreadors est grande. Aucuns taureaux épouvantables éprouvèrent bien celle des plus hardis et des meilleurs. Ils crevèrent de leurs cornes plusieurs beaux chevaux; quand les chevaux sont tués, il faut que les seigneurs combattent à pied, l'épée à la main, contre ces bêtes furieuses. Je n'aurois jamais fait, si je voulois vous conter tout ce qui s'observe dans ces combats, qui ont bien des rapports avec ceux des anciens Maures et Grenadins. Les dames, dont les amans combattent, et qui sont présentes, doivent bien mal passer leur temps, pour peu qu'elles les aiment véritablement. Les seigneurs, qui doivent combattre, ont chacun cent hommes vêtus de leurs livrées. C'est une chose qui mériteroit de vous être contée plus en détail. Si j'étois roi d'Espagne, jamais on n'en reverroit.
Je crois vous avoir déjà parlé de la dévotion de ce pays. Nous avons été obligés, de peur d'y scandaliser séculiers et religieux, de manger de la viande le samedi. Nous ne mangeons point ce jour-là ce qu'on appelle petits pieds. C'est une médiocre mortification. Cela est partout, en Espagne.
Toutes les dames, généralement parlant, sont honnêtes et civiles, sur-tout celles qui ont un peu voyagé avec leurs maris.
Le roi d'Espagne hait parfaitement François et Françoises.
Il y a ici un François dont je vous ai parlé: c'est le comte de Charmy, qui mériteroit de vivre dans son pays, et de ne pas finir ses jours dans celui-ci. Nous le voyons peu; mais ce que j'en connois est d'un homme sage et de bon sens. Nous voyons encore moins le marquis de Flamarens. J'ai assez bonne opinion de lui pour croire qu'il s'ennuie beaucoup. Adieu, madame.
LETTRE IX
Nous voici au mercredi des Cendres. Je n'ai rien à vous dire du carnaval. Comme le carême n'est point du tout ici un temps de pénitence, celui qui le précède ne se distingue par aucun plaisir; car jamais vous ne voudriez croire que c'en fût un que de jeter sur les passans beaucoup d'eau par la fenêtre. Pour ce qui se passe dans le palais, le roi, la reine et les dames se battent à coups d'œufs remplis d'eau de senteur, mais en si prodigieuse quantité, que l'on ne comprend pas où l'on peut en trouver tant. Ils sont tous argentés et peints. La reine m'en donna un panier dont je régalai ma fille. Voilà, madame, par où l'on marque à cette jeune princesse des jours qu'elle passoit autrement en France, et dont je tâche, autant que je le puis, de lui ôter le souvenir. En vérité, sa douceur, sa complaisance et toute sa conduite, sont des choses extraordinaires à dix-huit ans. Il entre de tout dans cette heureuse composition; et, pour ajouter encore à la gloire qu'elle peut tirer de tout ce qu'elle fait, c'est que d'abord qu'elle arriva, on lui donna les plus méchans conseils du monde. Elle le connoît bien présentement.
J'ai été assez souvent à la comédie espagnole avec elle: rien n'est si détestable. Je m'y amusois à voir les amans regarder leurs maîtresses, et leur parler de loin avec des signes qu'ils font de leurs doigts; pour moi je suis persuadée que c'est plutôt une marque de leur souvenir qu'un langage; car leurs doigts vont si vîte, que, si ces amans s'entendent, il faut que l'amour d'Espagne soit un excellent maître dans cet art. Je pense que c'est qu'il y voit plus clair qu'ailleurs, et qu'il ne se soucie guère de faire plus de chemin.
Il y a, depuis peu de jours, un premier ministre, qui est le grand duc de Medina Celi, le plus grand seigneur de cette cour; il n'a que quarante ou quarante-cinq ans. Voilà tout ce que vous saurez des affaires d'Etat. Je n'en sais guère davantage. On n'a point remédié à celle qui me tient assez au cœur, qui est ce rabais des monnoies. C'est une chose bien triste, madame, que le peu d'argent qui nous vient de France par cette diminution, et qu'il faille sur chaque pistole en perdre plus de la moitié. La pitié que j'ai de nous ne m'empêche pas d'en avoir pour ce pauvre peuple, qui paroît ne vivre que de ce qu'on appelle ici tomar el sol; tant il est maigre, abattu et misérable.
Il y eut dimanche, au Retiro, une comédie de machines, où les deux reines et le roi étoient. Il y falloit être à midi. L'on y mouroit de froid. Comme je me promenois dans les galeries de cette maison, qui sont très-agréables, habillée à ma commodité comme devant voir cette comédie derrière des jalousies, et ne songeant ni à roi, ni à reine, j'entendis notre jeune princesse qui m'appeloit fort haut par mon nom. J'entrai dans le lieu d'où me paroissoit venir sa voix, avec un air un peu composé: je la trouvai assise au milieu du roi et de la reine mère. Elle n'avoit consulté, en m'appelant, que son envie de me voir, et avoit tout-à-fait oublié la gravité espagnole. Elle de rire en me voyant. La reine mère me rassura; elle est toujours aise que la reine sa belle-fille se divertisse. Elle lui donna même occasion de me venir parler auprès d'une fenêtre; mais je m'en retirai bientôt. Elle me demanda si je n'avois point reçu de vos lettres.
Au reste, madame, toutes les ambassadrices meurent à Madrid; en voilà deux en six semaines, qui étoient plus jeunes que moi15. J'aimerois autant que la mort en eût pris de quelqu'autre état. On me dit qu'on ne peut résister aux chaleurs. Je me tranquillise un peu sur cela, quand je songe à mesdames de Schornberg et de la Fayette, qui cherchent et qui trouvent des airs tempérés dans leurs maisons de la ville, et dans celles qu'elles choisissent à la campagne. Elles sont toujours malades, sans que d'ailleurs la fortune les accable de ses revers; et moi, je me porte bien, sans faire aucun remède et sans les croire nécessaires. Mais cela ne peut pas durer. J'observe mon régime de chocolat, auquel seul je crois devoir ma santé. Je n'en use pas comme une folle et sans précaution. Mon tempérament ne paroît nullement se pouvoir accommoder de cette nourriture. Elle est pourtant admirable et délicieuse. J'en ai fait faire chez moi, qui ne peut jamais faire mal. Je songe souvent que, si je puis vous revoir, je veux vous en faire prendre méthodiquement, et vous faire avouer que rien n'est meilleur pour la santé. Voilà bien parler de chocolat. Songez que je suis en Espagne, et que c'est presque mon seul plaisir que d'en prendre.
La
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Les ambassadrices d'Allemagne et de Danemarck.