Les musiciens et la musique. Hallays André

Les musiciens et la musique - Hallays André


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de la traduction de Letourneur et que je n'apercevais point en conséquence la trame poétique qui enveloppe comme d'un réseau d'or ces merveilleuses créations. J'ai le malheur qu'il en soit à peu près de même aujourd'hui. Il est bien plus difficile à un Français de sonder les profondeurs du style de Shakespeare qu'à un Anglais de sentir les finesses et l'originalité de celui de La Fontaine et de Molière. Nos deux poètes sont de riches continents. Shakespeare est un monde.» Avec les autres romantiques, il adora donc ce poète inconnu. Shakespearien devint pour lui comme pour eux le mot qui excuse toutes les folies. Shakespeariens, les effets «foudroyants» pour lesquels il décuple les sonorités de l'orchestre; shakespearienne, l'obsession du colossal, du titanique; shakespearien, le mélange du trivial et du sublime dans la symphonie; shakespearien surtout, ce mépris des conventions qui tiennent à l'essence même de l'art, l'imprudente ambition d'amalgamer des sons, des couleurs et de la littérature.

      Dans ses premières œuvres, la passion romantique domina presque souverainement; mais elle ne put en bannir la finesse, l'élégance et la tendresse virgiliennes. La «scène aux champs» de la Symphonie fantastique, le début de la Damnation de Faust, d'autres fragments encore attestaient la persistance du goût classique. Puis, un jour, par cette sorte de régression qui, vers le milieu de la vie, ramène les hommes à leur véritable nature, aux instincts qu'ils ont hérités de leur race et de leur famille, Berlioz se détourna du romantisme. Alors il composa l'Enfance du Christ, Béatrice et Bénédict, les Troyens: à son insu, il rentrait dans sa voie. Quand il fit exécuter l'Enfance du Christ, quelques personnes soutinrent qu'il avait modifié son style et sa manière. Il haussa les épaules: «J'aurais écrit, dit-il, l'Enfance du Christ de la même façon, il y a vingt ans.» C'était vrai: il eût pu l'écrire; mais il avait écrit la Symphonie fantastique! Nul artiste ne fut aussi inconscient des mouvements de son génie. Jamais il ne s'aperçut qu'en lui même son goût et sa sensibilité se livraient bataille. Il souffrit tragiquement de ce conflit, mais ignora la cause de son mal.

      Combien de poètes et d'artistes romantiques subirent le même tourment pour avoir, dans un moment de bravade, refusé d'entendre le cri de leur propre nature! Combien ont pu répéter le cantique de Racine:

      Hélas! en guerre avec moi-même

      Où pourrai-je trouver la paix?

      La paix, c'est-à-dire l'heureux accord de toutes les facultés d'une âme humaine, sous la loi de la tradition.

ANDRÉ HALLAYS

      AVERTISSEMENT

      Le titre de ce volume: La Musique et les Musiciens avait été choisi, du vivant de Berlioz, pour un recueil d'articles qui est resté à l'état de projet. Celui que nous offrons aujourd'hui au public, contient quelques-uns des feuilletons publiés dans le Journal des Débats, de 1835 à 1863.

      Un grand nombre de feuilletons de Berlioz ont été déjà réédités, soit en entier, soit par fragments, dans A travers Chants, dans les Grotesques de la Musique, dans les Soirées de l'Orchestre, dans les Mémoires. Ceux que nous réunissons aujourd'hui n'ont jamais été reproduits. On pourra retrouver çà et là quelques lignes déjà réimprimées dans de précédents volumes. Lorsque le feuilleton d'où ces lignes avaient été tirées, présentait un réel intérêt, nous avons cru pouvoir le donner intégralement.

      Nous nous sommes attachés à choisir les articles les plus propres à bien faire connaître l'opinion de Berlioz sur les musiciens de son temps. Si l'on veut savoir comment il jugeait ses maîtres de prédilection: Beethoven, Gluck, Weber et Spontini, il faut se reporter aux Soirées de l'Orchestre et à A travers Chants. Cependant nous avons cru devoir citer ici deux feuilletons relatifs à Mozart, les autres recueils ne donnant que d'une façon incomplète la pensée du critique sur l'auteur de Don Juan. Tout le reste de la publication est consacré à des contemporains de Berlioz.

      Il ne pouvait être question de reproduire tous les articles de critique musicale insérés dans le Journal des Débats pendant vingt-huit années. Personne aujourd'hui ne s'intéresserait à tous les opéras mort-nés que Berlioz a été forcé de passer en revue. Nous nous en sommes tenus aux œuvres des compositeurs qui sont demeurés glorieux ou célèbres.

      On a parfois omis la partie du feuilleton où est analysé le livret. On a pensé aussi que, dans certains cas, le jugement de Berlioz sur les interprètes ne présentait plus aucun intérêt et on a retranché de fastidieuses nomenclatures d'artistes disparus.

      Nous ne nous sommes pas cru autorisés à effacer certaines négligences de style que Berlioz eut sans doute fait disparaître, s'il avait réédité lui-même ces articles écrits au jour le jour.

      MOZART

      DON JUAN

15 novembre 1835.

      On a donné hier soir Don Juan à l'Opéra. Je ne viens pas en faire l'analyse. Dieu m'en garde! Trop de savants critiques, musiciens, poètes, ou à la fois poètes et musiciens (comme Hoffmann par exemple) se sont exercés sur ce vaste sujet, de manière à ne rien laisser à glaner après eux. Je me bornerai à émettre quelques idées générales à propos de cette étonnante production toujours jeune, toujours forte, toujours à l'avant-garde de la civilisation musicale, lorsque tant d'autres, dont l'âge n'égale pas la moitié du sien, gisent déjà, cadavres oubliés dans les fossés du chemin, ou mendient des suffrages d'une voix cassée qu'on écoute à peine. Quand Mozart l'écrivit, il n'ignorait pas que le succès d'une œuvre pareille serait lent, et que peut-être même il ne serait pas donné à l'auteur de le voir. Il disait souvent, en parlant de Don Juan: «Je l'ai fait pour moi et quelques amis.» Mozart avait raison de n'espérer que l'admiration du petit nombre de musiciens avancés de son époque. La froideur de la masse du public devant le monument musical qu'il venait d'élever le prouva bien. Aujourd'hui même, si la supériorité de Mozart ne trouve pas en France de contradicteurs, c'est moins dans un sentiment réel du peuple dilettante qu'il en faut voir la cause, que dans l'influence exercée sur lui par l'opinion constamment la même des artistes distingués de toutes les nations; opinion qui a fini par passer dans l'esprit de la foule comme un dogme religieux sur lequel la controverse n'est point permise, et dont il serait criminel de douter. Pourtant le succès de Don Juan à l'Opéra, succès d'argent s'il en fut, peut être regardé comme la manifestation d'un progrès sensible dans notre éducation musicale. Il prouve avec évidence qu'une bonne partie du public peut déjà goûter sans ennui une musique fortement pensée, consciencieusement écrite, instrumentée avec goût et dignité, toujours expressive, dramatique, vraie; une musique libre et fière, qui ne se courbe pas servilement devant le parterre et préfère l'approbation de quelques esprits élevés (suivant l'expression de Shakespeare) aux applaudissements d'une salle pleine de spectateurs vulgaires. Oui, le nombre des initiés est devenu assez grand aujourd'hui pour qu'un homme de génie ne soit plus obligé de mutiler son œuvre en la rapetissant à la taille de ses auditeurs. La majorité des habitués de nos théâtres lyriques est encore, il est vrai, sous l'influence d'idées bien étroites, mais ces idées mêmes perdent peu à peu de leur empire, et, dans l'incertitude causée par la chute successive de leurs illusions, les traînards finissent par s'en rapporter aveuglément à la parole de ceux qui les ont devancés dans la voie du progrès, et s'applaudissent chaque jour de les avoir suivis, en faisant sur leurs pas de merveilleuses découvertes. Certaines parties des grandes compositions demeureront bien encore quelque temps voilées pour la multitude, mais au moins n'en est-elle plus à refuser à ces hiéroglyphes une signification, et ne désespère-t-elle pas d'en pénétrer le sens. On commence à comprendre qu'il y a un style en musique comme en poésie, qu'il y a par conséquent une musicalité de bas étage, comme une littérature d'antichambre, des opéras de grisettes et de soldats, comme des romans de cuisinières et de palefreniers. Par induction, on concevra peu à peu qu'il ne suffit pas qu'un morceau de musique soit d'un agréable effet sur l'organe de l'ouïe, mais qu'il doit remplir en outre d'autres conditions sans lesquelles l'art musical ne s'éleverait pas beaucoup au-dessus de l'art des Carêmes et des Vatels. On comprendra que, s'il est


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