Un jardin sur l'Oronte. Barrès Maurice
dérivés de l'Oronte, et ombragées de cédrats, d'amandiers, d'orangers et de pêchers en plein vent, étaient dispersés de légers kiosques, tous ornés de soies d'Antioche et de Perse, de verreries arabes et de porcelaines chinoises. Mais rien n'approchait des magnificences accumulées dans la forteresse.
Au milieu de ces merveilles, le jeune chevalier-poète riait et chantait toute la journée, et l'Émir aimait à le faire passer sous les fenêtres des kiosques où se tenaient ses femmes, afin qu'elles eussent l'amusement de voir un si curieux personnage. Elles l'admiraient et se gardaient bien de le dire. Mais lui, au bout de quelques semaines, il éprouva un certain vide. Quelque chose manquait à ces délices. Ces divans de soie semblaient dans l'attente d'une présence qui les animât. Quand il traversait les jardins, il voyait sur le sable des empreintes très fines comme en laissent les gazelles, et des coussins parfumés épars sur les pelouses gardaient l'empreinte des corps charmants qui s'y étaient appuyés.
– Seigneur, c'est splendide, dit-il un matin à l'Émir, mais pour compléter ces magnificences ne faudrait-il pas un peu de fraîcheur, le chant d'une flûte, un rire joyeux, des cris, des larmes, la vie?
– Quelle musique veux-tu que mes musiciens te jouent et quel vin désires-tu que je te fasse verser?
– Je pense à une ivresse qui s'acquiert sans vin ni musiciens. Nous n'avons pas vos richesses, mais, dames et chevaliers, nous nous réunissons parfois pour entendre des histoires de guerre et d'amour. Dernièrement on nous a récité le merveilleux enchantement de Tristan et d'Iseult, et nous nous réjouissions à regarder de jeunes visages émus par les mêmes sentiments qui nous troublaient.
– Crois-tu, dit l'Émir, que je sois comme le paon qui étale au dehors toutes ses richesses? Mes tapis, mes pierreries, mon pouvoir même, qu'est-ce que tout cela, si je n'avais pas en secret quelque chose de plus beau?
Ce soir-là, il pria Guillaume à souper dans la salle d'honneur de la forteresse. Tous deux seuls, ils étaient assis sur des tapis devant des plateaux qui portaient leur repas. L'air de la nuit circulait librement par les hautes et larges fenêtres et répandait une délicieuse fraîcheur en agitant une gerbe d'eau, jaillie d'un bassin de marbre au centre de la pièce. Les flammes dansantes des torches laissaient mal distinguer les figures de perroquets, de gazelles et de lièvres qui décoraient les frises, les poutres et les panneaux. Une profonde tribune sous laquelle ils étaient installés demeurait dans une complète obscurité.
Tandis que dans une pièce voisine les musiciens jouaient, l'Émir fit boire force vins à son compagnon, puis au moment qu'il crut favorable, leur ayant crié de se taire, il l'invita à lui raconter Tristan et Iseult.
Le jeune homme ne se fit pas prier. Il dit comment ces deux-là burent le philtre d'amour et s'aimèrent invinciblement à travers toutes les misères, et comment nous devons leur pardonner leurs fautes, parce qu'aucun de nous, jeune ou vieux, n'est sûr qu'il ne va pas rencontrer l'être dont il subira jusqu'à la mort la fascination. Il allait poursuivre de tout son élan, mais voici qu'ayant cru soudain entendre de légers bruits de soie froissée, il s'arrêta net et leva la tête vers la tribune obscure.
– Ce n'est rien, sire Guillaume, dit l'Émir; ce sont les souris qui attendent la fin de notre repas pour en prendre les miettes. Continuez votre beau récit.
Guillaume continua, et puis de nouveau ayant entendu comme des chuchotements:
– Seigneur, dit-il, je crois que les souris de Qalaat aiment autant les histoires qu'aucun bon dîner.
Cette réflexion égaya beaucoup l'Émir. Il se livra à un accès d'un rire désordonné, en donnant de petits coups d'amitié avec le plat de la main sur l'épaule de Guillaume et lui demanda:
– Pourquoi, sire Guillaume, me quitter si rapidement? Vos compagnons et mes conseillers viennent de s'entendre sur les termes du traité. Nous concluons une trêve de dix ans, dix mois, dix jours et dix heures. Plaise au ciel que j'en fasse autant avec le prince d'Antioche! Restez donc avec nous quelque temps, puisque nous allons jouir de la paix.
– Seigneur, ce n'est pas seulement pour la guerre que je suis venu en Asie.
– Et pourquoi encore, sire Guillaume?
– Pour quelque chose que m'a dit ma mère.
– Qu'est-ce donc?
– Ma mère m'a raconté des histoires de ceux qui se sont aimés jusqu'à la mort, d'un amour si irrésistible qu'ils l'avaient éprouvé avant même de s'être rencontrés, et elle me disait: «Si j'étais un garçon, je m'en irais chercher à travers le monde le bonheur qui m'est destiné.» C'est ainsi que je suis venu près du tombeau du Christ. Je me suis croisé pour faire de grandes choses, pour gagner mon paradis dans le ciel et sur la terre. J'espérais voir des anges avant même que de mourir. Mais après huit années je pense qu'il y avait dans mon rêve de la démesure, et maintenant je veux rentrer dans mon pays, où ma mère n'est plus, avec l'idée de trouver au chevet de notre église, près de la rivière, l'ange ou la fée que m'a refusé l'Asie.
Cette chaleur d'extravagance plut à l'Émir, et il désira encore plus garder auprès de lui ce jeune homme qui lui excitait l'esprit.
Après un silence, il dit à Guillaume:
– Dans votre pays et d'après vos coutumes, si l'un de vous possède une jeune merveille, il la montre à ses amis?
– Certainement! Nous portons ses couleurs, et si nous voulons conquérir l'estime de tous, c'est pour lui faire honneur publiquement.
– Vous avez raison! Si l'on entend un rossignol, on dit à son ami: «Écoute!» Si l'on a dessiné et planté un beau jardin, on est content que d'autres l'admirent par-dessus le mur. Eh bien! le chant de flûte que tu réclames, l'ivresse sans vin ni musiciens, tout cela je l'ai dans un de mes kiosques. Tu sais qu'une touffe de poil blanc au front d'un cheval dénote la pureté du sang et la finesse de la race: je possède cette jeune jument au front étoilé de blanc… Il ne faut pas que tu désespères de trouver ce que ta mère t'annonçait. Le paradis existe sur terre, et tu ne quitteras pas Qalaat sans avoir soupçonné ce que peuvent être les anges des nuits d'Asie.
Il disait ces folies à cause de cette mauvaise vanité qu'il avait de ne jouir des choses que si on l'enviait, et puis sous l'influence de la plus romanesque de ses femmes.
II
Le lendemain soir, l'Émir, quand la lune mettait son mystère sur les feuillages, conduisit Guillaume à travers les jardins, dont nul n'avait jamais obtenu l'entrée à ces heures de nuit. Les roses dormaient sur les rosiers et, près des roses, les rossignols, et dans les kiosques veillaient les sultanes. Ces minces petites lumières, le parfum des fleurs et le silence faisaient une si violente promesse de bonheur que l'on sentait qu'il allait éclater quelque enchantement.
Les deux hommes s'assirent sur des tapis, au-dessous d'un balcon obscur qu'enveloppaient de longues glycines. On entendit un bruissement de plantes et de soies froissées, puis une voix saisissante s'éleva:
«La rose, dans sa brève saison, se hausse par-dessus les clôtures, et le rossignol l'émerveille en lui racontant l'univers… Rose fortunée de courir le monde, en esprit, sur l'aile du rossignol! Moi, j'ignore les voyages, les périls, l'étonnement, et si la rose tient ses couleurs des blessures du rossignol, nul cœur, devant moi, ne saigne.»
Il y eut un silence plein de ténèbres et de parfum, et puis la voix reprit:
«Les fleurs ont-elles vécu avant que le maître ait passé? Dans les jardins déserts et sur les tapis éclatants, que de proie pour la douleur et pour l'amour!»
Quand la musulmane chantait, les paroles, pourtant si tendres, faisaient la moindre importance de cet enchantement. Mais un cœur fier éclatait, une eau fraîche jaillissait, sur des mains brûlantes de fièvre. Elle murmurait des cris insensés qui enthousiasment le sang: «je suis vivante», ou bien «je suis reconnaissante», et les mots «jeunesse» et «mourir», et l'on était épouvanté de se sentir ravi d'une mortelle poésie. Après chaque strophe, elle avait une pause, un temps de rêverie, puis une sorte de gémissement, en notes vagues, et suspendait de