Œuvres Complètes de Frédéric Bastiat, tome 2. Bastiat Frédéric
d'aller y chercher de la viande, mais nous n'osons pas la demander.»
On mande de Lyon qu'il serait dangereux de soumettre aux ouvriers une pétition pour la libre entrée des aliments. Il faudrait, dit-on, que cette proposition émanât du parti démocratique; et il s'y oppose parce qu'il a fait alliance avec le privilége.
Bien plus. Êtes-vous convaincus que l'entrée libre des blés doit être provoquée? Il ne vous est pas permis de dire vos raisons. Telle est la libéralité de nos libéraux, qu'ils ne souffrent même pas la discussion sur ce point. De suite, ils vous attribuent des motifs honteux. Vous êtes des pessimistes, des alarmistes, des traîtres, et pis que cela, si c'est possible.
C'est ainsi que le Journal des Débats s'est attiré un torrent d'invectives de ce genre pour avoir demandé la prorogation de la loi qui autorise la libre entrée des céréales, et surtout pour avoir motivé sa demande.
Vous alarmez le pays, lui a-t-on dit; votre but est de l'agiter; votre but est de faire baisser les fonds; votre but est de rompre un chaînon du système protecteur; votre but est de nous ravir notre popularité, etc., etc.
Alarmer le pays! Eh quoi! est-ce que pour un peuple, pas plus que pour un homme, le courage consiste à fermer les yeux devant le danger? Est-ce que le plus sûr moyen de lutter contre les obstacles et d'en triompher, ce n'est pas de les voir? Est-il possible d'employer le remède sans parler du mal, et suffit-il de dire: «La récolte sera magnifique, surabondante, précoce; ne vous préoccupez pas de l'avenir, rapportez-vous-en au hasard; fiez-vous au ministère; sauf à l'accabler si vos illusions sont trompées18?
Que disait pourtant le Journal des Débats? Il n'arguait pas d'une mauvaise récolte. Il ne pouvait le faire, puisque c'est encore le secret de l'avenir.
Il se fondait sur des faits connus, incontestables. Il disait: D'une part, la production des substances alimentaires sera diminuée de tout ce qu'on a ensemencé en moins de pommes de terre; de l'autre, nos greniers seront vides. Or, en temps ordinaire, il y a une réserve. Donc les prix seront plus élevés qu'en temps ordinaire, même en supposant une bonne récolte.
Certes, c'était bien là le langage de la modération et de la prudence.
Pour nous, nous disons aux propriétaires: En premier lieu, vous n'avez pas à craindre que la liberté avilisse le prix des blés l'année prochaine. Il est de notoriété que le blé est cher parce qu'il manque, non-seulement en France, mais sur presque toute la surface de l'Europe, en Angleterre, en Belgique, en Italie. En ce moment même, nous apprenons qu'un des greniers de l'univers, la Prusse, est en proie à des convulsions causées par la cherté du pain. Il est de notoriété que les approvisionnements des autres pays producteurs, l'Égypte, la Crimée, les États-Unis, ne sont pas inépuisables, puisque le blé s'y tient à des prix élevés. Dans de telles circonstances, ne pas permettre au commerce de préparer ses opérations, c'est les empêcher, c'est travailler à perpétuer la famine.
En second lieu et surtout, vous n'avez pas le droit de faire ce que vous faites. Vous abusez de la puissance législative. Le dernier des manœuvres a plus le droit d'échanger, à la fin de sa journée, son chétif salaire contre du pain étranger, que vous n'avez celui de l'en empêcher pour votre avantage. Si vous le faites, c'est de l'oppression dans toute la force du mot; c'est de la spoliation légale, la pire de toutes. – On parle de la responsabilité du pouvoir. Ce n'est pas à nous de l'en exonérer. Mais nous disons que la plus grande part de responsabilité pèse sur les législateurs-propriétaires. Que la famine se prolonge; et, si parmi tous les ouvriers de France, il en est un seul qui succombe pour n'avoir pu acheter, avec son salaire, autant de pain qu'il l'eût fait sous un régime libre, qui donc, nous le demandons, devra compte de cette vie?
Non, cette terreur pusillanime ne peut durer. Il est par trop absurde et insultant de dire aux Français: «Nous voyons le mal qui vous menace, c'est la cherté du pain. Il n'y a qu'un remède possible, c'est la libre entrée du blé étranger. Mais, pour réclamer cette liberté, il faut parler du danger, et vous n'avez pas assez de courage pour qu'on parle, devant vous, même de dangers éventuels. Donc nous n'en parlerons pas; nous ne souffrirons pas qu'on en parle. Que les autres peuples aillent faire leurs approvisionnements, le commerce français doit rester dans l'oisiveté; parce que le seul fait d'aller chercher du blé, pour apaiser votre faim, troublerait votre quiétude.»
13. – DE LA LIBRE INTRODUCTION DU BÉTAIL ÉTRANGER
La Belgique vient de suspendre le droit d'entrée sur le bétail.
Ainsi, à l'heure qu'il est les Belges, les Anglais, les Suisses, ont le droit de se livrer à tout travail national qui trouve à s'échanger contre de la viande étrangère.
Nous autres, Français, nous n'avons pas ce droit, ou nous devons l'acheter par une taxe, – taxe que nous payons à contre-cœur, car elle ne va pas au Trésor et n'est pas dépensée au profit de la communauté.
En tous temps, un prélèvement, par quelques particuliers, sur le prix de la viande, nous semble injuste. En ce moment, il nous paraît cruel.
Il faut que l'esprit de monopole soit bien enraciné chez nous pour résister, non plus seulement aux démonstrations de la science, mais au cri de la faim.
Quoi! un ouvrier de Paris, à qui la nature a donné le besoin de manger et des bras pour travailler, ne pourra pas échanger son travail contre des aliments?
Quoi! si l'artisan français peut faire sortir de la viande de son marteau, de sa hache ou de sa navette, cela lui sera défendu!
Cela sera défendu à trente-cinq millions de Français, pour plaire à quelques éleveurs!
Ah! plus que jamais nous persistons à réclamer la liberté de l'échange, qui implique la liberté et le bon choix du travail, non comme une bonne police seulement, mais comme un droit.
S'il plaît à la Providence de nous envoyer la famine, nous nous résignerons. Mais nous ne pouvons nous résigner à ce que la famine, dans une mesure quelconque, soit décrétée par la loi.
Nous défions qui que ce soit de nous prouver que l'ouvrier doive une redevance à l'éleveur, pas plus que l'éleveur à l'ouvrier.
Puisque la loi n'élève pas le taux du salaire, elle ne doit pas élever le taux de la viande.
On dit que cette mesure restrictive a pour objet de favoriser l'espèce particulière de travail national qui a pour objet la production de la viande. Mais si ce travail a pour fin unique de fournir des aliments à la consommation, quelle inconséquence n'est-ce pas que de commencer par restreindre la consommation des aliments, sous prétexte d'en protéger la production?
En fait d'aliments, l'essentiel est d'en avoir, et non point de les produire par tel ou tel procédé. Que les éleveurs fassent de la viande, mais qu'ils nous laissent la liberté d'en faire à coups de hache, d'aiguille, de plume et de marteau, comme nous faisons l'or, le café et le thé.
Nous voudrions éviter (car il n'est pas de notre intérêt d'irriter les passions), mais nous ne pouvons nous empêcher de dire que la loi, qui restreint le travail et les jouissances de tous au profit de quelques-uns, est une loi oppressive. Elle prend une certaine somme dans la poche de Jean pour la mettre dans la poche de Jacques, avec perte définitive d'une somme égale pour la communauté19.
Il est de mode aujourd'hui de rire du laissez faire. Nous ne disons pas que les gouvernements doivent tout laisser faire. Bien loin de là, nous les croyons institués précisément pour empêcher de faire certaines choses, et entre autres pour empêcher que Jacques ne prenne dans la poche de Jean. Que dire donc d'une loi qui laisse faire, bien plus, qui oblige de faire la chose même qu'elle a pour mission à peu près exclusive d'empêcher?
On dit qu'il est utile de restreindre l'entrée de la viande pour favoriser notre agriculture; que cette restriction accroît chez nous la production du bétail et par conséquent de l'engrais. Quelle dérision!
Voyons,
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On se rappelle que le
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La circonstance indiquée par les mots soulignés fait le fond du débat entre le libre-échange et la restriction. (V. ci-après nos 56 et 57.)