Œuvres Complètes de Frédéric Bastiat, tome 2. Bastiat Frédéric
très-répandues, exige l'application du principe proclamé vrai d'ailleurs par tous les hommes, sans exception, qui ont fait de la science économique l'étude de toute leur vie.
En outre, un ministre auquel l'Europe décerne le titre de grand homme d'État, un cabinet composé d'hommes supérieurs, les chefs de toutes les oppositions s'accordent un moment pour rendre à ce principe le plus sincère des hommages, la réalisation.
Eh bien! pense-t-on que, lorsque le monde entier assiste à ce grand spectacle, M. Guizot pourra, sans compromettre sa renommée, venir élever à la tribune française le drapeau de la protection?
D'un autre côté, il s'adresse à des hommes qui, presque tous, croient, je ne dirai pas leur fortune, mais celle de leurs commettants, liée au régime protecteur. Bien plus, ils ont la conviction que la fortune de la France est attachée au maintien de ce régime. Enfin, au dehors des Chambres, l'opinion, la presse sont pour le monopole; et s'il y a une association un peu forte en France, c'est celle qui s'est vouée à le défendre. Pense-t-on que le premier ministre arborera le drapeau de la liberté?
Que fera-t-il donc?
Il débutera par un pompeux éloge de la réforme anglaise, mais ensuite, en entassant distinctions sur distinctions, il prouvera qu'elle n'est pas applicable à la France.
Il dira, par exemple, que la population de la Grande-Bretagne étant en très-grande majorité composée d'ouvriers des manufactures, il y avait intérêt à lui donner à bon marché le pain, la viande et tous les aliments; – ce qui est sans application à notre pays agricole.
Comme si, précisément parce que notre population est, en très-grande majorité, vouée aux travaux de l'agriculture, il n'y avait pas également intérêt à lui donner la houille, le fer et le vêtement à bon marché.
Mais enfin, il faudra bien que le ministre se prononce. Qu'est-ce donc qui est applicable à la France? Est-ce la restriction? est-ce la liberté?
Ni l'une ni l'autre. Il faut voir, examiner, résoudre les questions une à une, à mesure qu'elles se présentent, et sans les rattacher à aucun système; en un mot, poursuivre la marche que le cabinet s'est tracée dans la voie du progrès. – (Car, quel ministre peut avouer qu'il n'est pas dans le progrès?)
En sorte que, lorsque le chef du cabinet descend de la tribune, les libéraux se disent: Il y a une pensée de liberté dans ce discours-là.
Et les monopoleurs: Si le progrès futur va du même train que le progrès passé, nous pouvons dormir tranquilles.
Ceci n'est pas une critique.
Peut-être aurons-nous un jour le spectacle d'un premier ministre venant dire aux Chambres: «Voilà mon principe: – vous le repoussez, je me retire. Ma place est à la chaire, au journal; elle ne saurait être au banc ministériel.»
En attendant, il faut bien se résigner à ce que, sans sacrifier explicitement ses convictions sur une question spéciale, il consulte l'opinion publique, cherche même à la modifier, mais qu'en définitive il préfère gouverner avec elle que de ne pas gouverner du tout.
M. Peel, cet homme d'État qu'il est aujourd'hui de mode d'exalter démesurément comme l'instrument, presque l'inventeur de la réforme commerciale, n'a pas fait autre chose22.
Il y a longtemps que M. Peel est économiste, malgré la comédie de sa confession. Mais il ne s'est pas avisé de devancer l'opinion, il l'a laissée se former; et pendant que d'autres ouvriers, dont la postérité vénérera la mémoire, se chargeaient de cette tâche laborieuse, lui se contentait, selon l'expression anglaise, de lui tâter le pouls. Il l'a aidée même, par des expériences partielles, qu'il savait bien devoir réussir; et, quand le moment est venu, quand il a vu derrière lui une opinion publique capable de contre-balancer l'influence qui l'avait élevé, il s'est placé du côté de la force, et il a dit aux monopoleurs: Je pensais comme vous; mais l'étude et l'expérience m'ont détrompé. – Et il a accompli la réforme.
Le discours même, par lequel il a introduit aux Communes cette grande mesure, se ressent des ménagements que doivent s'imposer les ministres qui redoutent plus l'éloignement des affaires que l'inconséquence théorique. Pense-t-on que M. Peel ne soit pas plus libéral au fond que sa réforme et surtout que son discours? Combien d'hérésies n'a-t-il pas articulées, contre sa conviction intime, uniquement pour ne pas trop heurter une partie de son auditoire!
Et par exemple, quand il a dit: «Qu'avons-nous à craindre? Nous avons de la houille, du fer et des capitaux. Nous battrons tous les manufacturiers du monde.»
Vous nous battrez! – Peut-être: et en tout cas, très-honorable baronnet, vous savez bien qu'en ce genre de lutte, c'est le vaincu qui recueille le butin. Vous nous battrez, en nous admettant, par droit d'échange, en communauté de vos avantages. Vous nous battrez comme la Beauce bat Paris en lui vendant du blé, comme Newcastle bat Londres en lui vendant du combustible.
Mais il fallait flatter John Bull et ce qui lui reste encore de préjugés. De là ce mélange de doctrines antagonistes. Qu'en est-il résulté? ce qui résultera toujours de cette stratégie. L'Europe n'a retenu que cette rodomontade de M. Peel. On l'a citée à notre tribune. L'influence morale de la réforme en a été neutralisée; et malgré les précédents, malgré les faits, malgré la renonciation à toute réciprocité, la prévention traditionnelle contre le machiavélisme de la perfide Albion est demeurée, ou peu s'en faut, dans toute sa force.
Mais enfin, ne reste-t-il rien du discours de M. Guizot? N'y a-t-il rien à conclure de ces paroles qui ont eu en France tant de retentissement?
S'il faut dire ce que j'en pense, je crois qu'à travers beaucoup de distinctions et de précautions, une pensée de liberté s'y laisse apercevoir.
Il est vrai que M. Guizot a dit et répété: Nous sommes conservateurs, nous sommes protecteurs. – Mais il a dit aussi: M. Peel est conservateur et protecteur.
Donc, dans sa pensée, l'esprit de conservation et de protection n'est pas incompatible avec une réforme plus ou moins radicale.
Il a été plus loin lorsqu'il a dit: «Nous avons intérêt à réformer progressivement nos tarifs, à étendre nos relations au dehors, à nous donner à nous-mêmes de nouveaux gages de bons rapports et de paix, à améliorer ainsi la condition du public consommateur.»
Et encore:
«Il faut avancer toutes les fois que cela se peut sans danger pour nos grandes industries, avec profit pour notre influence politique dans le monde, avec profit pour le public consommateur.»
Le voilà donc prononcé le grand mot, le mot consommateur, le mot qui résout tous les problèmes; car, enfin, la consommation est le but définitif de tout effort, de tout travail, de toute production. Le consommateur est mis en scène; il n'en sortira pas, et bientôt il l'occupera tout entière. (V. tome IV, page 72.)
Il est permis de croire que M. Guizot n'a pas fait de la science de Smith et de Say une étude spéciale. Nul homme ne peut tout savoir. Mais j'ose prendre sur moi d'affirmer qu'il tient dans sa main le fil qui le conduira sûrement à travers tous les détours de ce labyrinthe. Qu'il attache sa pensée à ce phénomène de la consommation, et il sera bientôt plus économiste que beaucoup d'économistes de profession. Il arrivera à cette simple conclusion: Le tarif doit être une source de revenu public, et non une source de faveurs partielles. (V. le chap. XI du tome VI.)
Rapprochons les paroles de M. Guizot de celles de M. Cunin-Gridaine.
«Dès aujourd'hui nous pouvons annoncer que des études poursuivies de concert, par les départements du commerce et des finances, auront pour résultat la présentation, à la session prochaine, d'un projet de loi de douanes qui comprendra de nombreuses modifications.»
Et, pour qu'on ne s'y méprenne pas, le ministre s'est servi, un moment avant, du mot adoucissements.
Ainsi, il n'en faut pas douter, l'heure de la réparation approche.
Et pourquoi ne concevrions-nous pas cet espoir? Les monopoleurs ne
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V. tome III, pages 438 et suiv.