Un Coeur de femme. Paul Bourget
qu'une pensée mauvaise y naquît dont il fût le principe. Ces motifs réunis avaient maintenu cet amant inquiet dans un état de sensibilité souffrante qu'un détail fera mieux saisir: depuis un an Juliette et lui ne s'étaient pas rencontrés six fois dans leur asile de Passy. L'impossibilité, pour le comte, de provoquer une explication parce que tout lui était trop aisément blessure, l'inconscient détachement de la jeune femme qui, de bonne foi, se croyait moins aimée, le cours de la vie qui nous mène d'une pente insensible et sans crise à des malentendus irréparables, tout avait contribué à produire ces relations étranges. Mais peut-être ne paraîtront-elles pas si anormales à ceux qui, par métier ou par goût, ont reçu beaucoup de confessions, et qui savent combien de significations diverses ces mots si simples en apparence, d'amant et de maîtresse, peuvent envelopper? Poyanne, lui, se souciait peu que sa situation, vis-à-vis de Mme de Tillières, fût humiliante ou non pour cet amour-propre du sexe qui fait le fond du cœur chez presque tous les hommes. Il souffrait de l'aimer et de sentir qu'il était de plus en plus séparé d'elle. Il se reprochait, lui si brave dans la guerre et au Parlement, d'être en présence de cette femme, paralysé d'une irrésistible émotion. Et, comme ce soir, cet orage intérieur se déchaînait à propos de contrariétés qu'il jugeait insignifiantes, et sans que rien décelât son trouble qu'une contraction de ses traits où Juliette voyait les traces des tourments politiques, et il n'avait pas le courage de la détromper. Les reproches du cœur sont-ils possibles à formuler? Celle qui ne les devine pas à l'avance les comprendrait-elle, et, si elle les devinait, elle ne les mériterait pas? Et puis, le moyen de répondre par des plaintes profondes où gémisse toute une agonie, à une femme qui vient à vous, la fossette de sa bouche creusée dans un demi-sourire, tenant d'une main une petite serviette frangée et de l'autre un verre brûlant, et elle vous dit:
– «Cette fois, j'espère que le grog sera de votre goût… Pauvre ami, vous avez l'air brisé. Je suis sûre que cette séance a de nouveau été terrible. Mais qui vous a décidé à parler, car vous hésitiez encore hier?»
– «Merci!..» fit le comte, qui vida le verre à moitié; puis, le posant sur la cheminée: «Ce qui m'a décidé à parler?..»
La question de son amie, en lui donnant un prétexte à s'entretenir d'autre chose que de ses pensées, soulageait trop son malaise pour qu'il n'y répondît pas longuement. Il se prit à marcher de long en large dans la chambre, comme c'est l'habitude des orateurs qui préparent un discours ou qui le racontent:
– «Ce qui m'a décidé à parler,» répéta-t-il «c'est le même outrage d'égoïsme jeté toujours à mon parti. Non, je ne laisserai jamais dire sans protester, dans une assemblée française dont je serai membre, que nous autres, monarchistes et chrétiens, nous n'avons pas le droit de nous inquiéter des misères du peuple… De Sauve venait d'interpeller le ministère sur cette horrible grève du Nord et la répression qui a suivi. Un orateur de la majorité avait répondu en débitant des phrases que vous devinez sur l'ancien régime, – comme si les quelques progrès dont notre âge se vante ne se fussent pas produits, et plus rapides et plus définitifs, par la seule force des années, sans la boucherie de la Révolution, sans les massacres de l'Empire, sans Juin et sans la Commune!.. Je ne leur ai rien dit que cela, et ma vieille thèse que seuls, au contraire, nous avons qualité pour résoudre cette question ouvrière, nous qui nous appuyons sur l'Église et sur la Monarchie, les deux grandes forces historiques du pays!.. Je leur ai montré que nous pouvions tout sauver de ce que les programmes des pires socialistes ont de réalisable, – tout sauver et tout diriger ensuite… Mais vous connaissez mes idées. Je les ai défendues une fois de plus, sentant la gauche frémir sous l'évidence de mes arguments, acclamé par nos amis… Et à quoi bon?.. Ah! les écrivains de nos jours qui font métier de peindre toutes les mélancolies ne l'ont jamais décrite, celle-là, cette tristesse de l'orateur qui combat pour une doctrine à laquelle il croit avec l'âme de son âme; et puis ses partisans l'applaudissent, comme un artiste, comme un virtuose, sans que de sa parole il puisse germer seulement une action… À gauche et à droite, toute la vie politique aujourd'hui tient dans des intrigues de couloir, dans des combinaisons de groupes qui sont misérables, et avec lesquelles ils perdent la France. Et je leur ai dit cela encore, une fois de plus, et vainement, si vainement!..»
Il allait et venait, prenant et reprenant un thème un peu bien grave pour une de ces séances du Parlement, comme il y en a eu d'innombrables depuis la guerre, écœurantes de bavardage vide!.. Juliette savait que l'accent de sa voix ne mentait pas. Elle connaissait avec quelle ferveur de conviction Poyanne avait embrassé une cause sur laquelle l'avenir jugera en dernier ressort, et son espérance invincible d'opérer la suture entre les deux Frances, œuvre manquée du siècle, par une monarchie appuyée à la fois sur le droit traditionnel et sur le sens intime des problèmes modernes. Elle s'était autrefois intéressée passionnément à ces rêves d'un homme d'État qu'elle sentait sincère, qu'elle devinait incompris, qu'elle voulait heureux. Mais elle était femme, et, comme telle, du jour où son amant avait commencé de lasser sa tendresse, ces nobles idées avaient commencé de lasser aussi son gracieux esprit. Quiconque vit beaucoup par la pensée, artiste ou savant, chef de parti ou écrivain, possède un infaillible moyen de mesurer la décroissance d'affection que lui porte sa maîtresse, son épouse, et même son amie. Du jour où elle cesse de lui accorder ce fanatisme d'intelligence qui est pour l'ouvrier de l'esprit un aliment vital, elle lui a retiré en secret la dévotion du cœur, quitte à protester au nom du cœur même contre la possession de cet époux, amant ou ami, par le travail professionnel, comme fit Mme de Tillières au moment où le comte s'arrêta de parler.
– «Tout cela est bien beau,» dit-elle, «mais en attendant, si vous pensiez un peu à votre amie?»
– «Si je pensais à vous?» répliqua-t-il avec une sorte de mélancolique surprise, «et pour qui donc souhaité-je que mon nom soit illustre?.. Auprès de qui ai-je puisé l'énergie de supporter tant de déceptions amères?..»
– «Ah!» fit-elle, en hochant joliment sa tête blonde, «vous savez répondre. Mais voulez-vous que je vous prouve combien vous avez peu pensé à moi aujourd'hui?»
– «Prouvez,» dit-il en s'arrêtant étonné.
– «Eh bien! vous ne m'avez pas seulement demandé avec qui j'avais passé la soirée.»
– «Mais,» fit-il naïvement, «puisque vous m'avez écrit que vous dîniez chez Mme de Candale!»
– «Il n'y avait pas qu'elle,» reprit Juliette, en proie à ce singulier démon de curiosité qui pousse à de certains moments les meilleures femmes à tâter la jalousie d'un homme en lui parlant d'un autre.
– «Elle n'est pas fâchée contre moi de ce que je suis si en retard avec elle?» demanda le comte, sans prendre garde à cette coquette insinuation.
– «Pas le moins du monde,» dit Mme de Tillières, qui continua, comme indifférente: «J'ai dîné là auprès de quelqu'un que vous n'aimez guère.»
– «Et de qui donc?» interrogea enfin Poyanne.
– «M. Casal,» fit-elle en regardant l'effet produit sur le visage du comte par ce nom de l'ancien amant de Mme de Corcieux.
– «Comment Mme de Candale a-t-elle des connaissances pareilles?» dit Poyanne avec une conviction qui, à la fois, divertit et irrita Juliette. Elle en sourit, parce que c'était précisément la phrase qu'elle avait annoncée à son amie. Elle en fut irritée, parce que ce mépris faisait la plus cruelle critique de l'impression produite sur elle par Casal. Et le comte insistait: «C'est sans doute son mari qui le lui impose. Candale et Casal, les deux font la paire. Encore ce dernier, par son existence de bookmaker et de viveur, ne déshonore-t-il pas un des grands noms de notre histoire.»
– «Mais,» interrompit Juliette, «je vous affirme que j'ai causé très agréablement avec lui.»
– «Et de quoi?» demanda Poyanne. «Il a terriblement changé si vous avez pu tirer de lui une phrase qui trahisse autre chose que des goûts de tripot et d'écurie. Allez, je ne l'ai que trop subie, sa conversation, chez les Corcieux, et celles des quatre ou cinq de ses camarades que