Picrate et Siméon. Andre Beaunier
s’en moque. Un bon rhétoricien se destine à l’enseignement, et c’est tout naturel: il se confine dans sa spécialité. Le reste, il l’ignore. S’il ne veut pas avoir travaillé pour rien, s’il désire utiliser la science dont on l’a pourvu, il est logique, il est indispensable qu’il s’établisse professeur: ailleurs, il n’aurait pas l’emploi de son classicisme.
»Pédagogues de ce pays singulier, nous n’avons pas d’autre mission que d’organiser, aussi peu mal que possible, notre lignée professionnelle, de constituer notre stérile hérédité. Ainsi nous sommes une vaste généalogie de pédagogues en pure perte!..
»Cela, Picrate, est ridicule énormément.
» … Voilà comment ma destinée, au jour le jour, me conduisit à gorger de grec et de latin de pauvres petits diables qui rechignaient à cette nourriture.
V
HISTOIRE DE PICRATE
– Siméon, – dit, un soir, Picrate, – une chose m’étonne. Tu as reçu l’éducation la plus absurde, et tu es la sagesse même. Et moi, qui fus élevé suivant les principes mêmes de la raison, je manque de philosophie et vis au hasard, je l’avoue. C’est déconcertant!
– C’est bien consolant, au contraire, – reprit Siméon, – puisque la majeure partie de nos compatriotes sont élevés comme je le fus, à l’écart de toute logique et au mépris du plus élémentaire bon sens.
– Je ne sais pas – continua Picrate – comment j’ai pu ne pas devenir un sage. Je suis coupable, ou bien des fatalités s’en mêlèrent. Ma mère était la fille d’un intime ami d’Auguste Comte. Du reste, le disciple renia le maître, quand celui-ci, cédant à l’influence exaltée d’une femme qu’il aimait trop, tomba dans une fâcheuse religiosité; le disciple demeura fidèle, sinon à l’homme, du moins à la doctrine: il fut «comtien», jusqu’au Xe livre exclusivement. J’ai connu ce grand-père. C’était un terrible bonhomme, si ferme dans ses opinions qu’il vivait dans la crainte perpétuelle de transiger. A chacune de ses phrases il ajoutait: «Je l’ai toujours dit et je ne me dédis pas!» L’apostasie de son maître l’avait rendu très ombrageux. Il pouvait bien paraître têtu. Je crois qu’il l’était, mais pour le bon motif. Il pratiquait la religion de l’humanité avec rudesse, par principe plutôt que par mol épanchement du cœur. Il fallait bien qu’il fût féministe, puisque sa philosophie le lui commandait. Mais il avait, à cause de madame de Vaux, une persistante rancune contre les femmes. Il l’appelait, elle: «Cette aliénée!» et, pour commenter l’aventure d’Auguste Comte, il narrait la légende d’Aristote, qui, dans ses vieux jours, fut couvert de ridicule par la fantaisie d’une hétaïre.
»J’avais une dizaine d’années lorsqu’il mourut. Quelques heures avant son trépas, il voulut qu’on m’amenât à lui. Aussitôt il se hâta de me faire une double démonstration. D’abord il m’enjoignit de regarder une image coloriée, qu’il avait fabriquée lui-même avec un soin minutieux. Elle représentait une belle dame, en toilette très somptueuse, parée de bijoux, décolletée et les bras nus, les lèvres rouges, les yeux câlins. Je ne pus qu’admirer cette jolie personne et ses attraits évidents. Mais alors le vieillard austère souleva de l’ongle la robe. Elle s’ouvrit en deux petits volets par le milieu. J’étais innocemment curieux du contenu des magnifiques atours: que vis-je? Un hideux squelette, qui se délabrait, qui portait encore des lambeaux de chair saignante, et qui se disloquait d’une terrible façon! La surprise me fut désagréable et la déception telle que, très longtemps ensuite, j’ai eu peur des femmes. Pour rien au monde je n’aurais consenti à ce qu’elles entr’ouvrissent devant moi leur robe. C’est bien là ce qu’avait souhaité mon misogyne aïeul … Ensuite, à vrai dire, je me suis hasardé …
– Tu as bien fait, Picrate, – dit Siméon; – les plus succinctes voluptés sont des consolations provisoires qu’il y a de l’orgueil à refuser.
– Secondement, mon grand-père, ayant veillé à ce que l’on rangeât son didactique emblème, ordonna qu’on me laissât seul avec lui quelques instants. Je suppliai que l’on n’en fît rien. Mais on n’eût point osé lui désobéir: mes parents s’éloignèrent. Le vieillard me dit, d’une voix ferme: «Regarde-moi. Je vais mourir. Tu comprends? Je ne respirerai plus; je serai une chose inerte et froide …» La gravité de ce discours m’imposait. En outre, je craignis que l’événement ne se produisît sous mes yeux, en l’absence de mes parents: je tremblai. Mon grand-père s’en aperçut, et il reprit: «Cela t’émeut, et c’est ce qu’il ne faut point. La mort est la conclusion normale de la vie. Plus tard, j’espère que tu le comprendras. Mais souviens-toi que tu as vu ton grand-père rentrer dans le Grand Tout et qu’il n’en était pas troublé! Maintenant, va.» Je ne me le fis pas dire deux fois et je me sauvai …
– Ton grand-père, Picrate, dont je respecte infiniment la mémoire, était bien illogique, – fit observer Siméon. – D’ailleurs, il serait malveillant de le lui reprocher, et je n’attribue point à l’inquiétude de la mort prochaine cette légère incohérence: du moment qu’on s’est mis en tête de démontrer deux choses à la fois, d’une manière un peu saisissante, il est indispensable qu’on arrange les faits selon les nécessités de la cause. Mais note qu’il insista sur le hideux squelette de la belle dame et fit en sorte d’éluder l’horreur du sien, qui menaçait. Il risquait de te donner l’illusion que les philosophes et les belles dames ne se désagrègent point de même. Or, les fouilles d’Antinoé révélèrent également décharnés et ratatinés, la bouche ouverte comme pour un semblable cri d’angoisse, le cadavre de la courtisane Thaïs et celui de l’anachorète Sérapion …
– J’y consens! – dit Picrate. – Quant à mon grand-père, il prétendit échapper à l’offense de la décomposition souterraine, par le moyen de la crémation. Cette pratique n’était pas encore usitée en France: les cléricaux, alors régnant, s’y opposaient, afin sans doute de ne point compliquer la tâche divine lorsqu’il faudrait, pour le dernier jugement, ressusciter les corps …
– Peuh! – fit Siméon.
– Mon grand-père fut expédié en Italie et, là, réduit en cendres. Cela coûta fort cher, paraît-il; mais, de cette façon, le vieux lutteur manifestait jusqu’au delà du tombeau …
– De l’urne, tu veux dire?.. Que le vocabulaire est suranné!
– De l’urne! J’ai conservé le souvenir de ses paroles dernières: ainsi je lui assure la seule forme de survivance posthume qu’il ait souhaitée. Pour ce qui est de la leçon, j’avoue qu’elle ne m’a profité nullement. J’ai horreur de la mort; la certitude du néant ne me réconforte pas. J’évite d’y penser. Si, par hasard, j’y pense, c’est la migraine!
– Infortuné Picrate! Tu aimes la vie?
– Non! Mais je déteste la mort … Ah! je ne vaux pas mon grand-père! C’était un homme robuste, capable d’imposer autour de lui ses idées: mes parents lui furent soumis corps et âme, et après son décès encore; moi seul tournai mal, à cause de mon fâcheux caractère.
»Mon père avait commencé par être ouvrier typographe. Il ne reçut, enfant, d’autres leçons que celles de l’école primaire; il améliora seul une instruction qui lui permit de jouer son rôle dans le Positivisme militant. Ma mère fut sa collaboratrice dévouée. Ils travaillèrent tous les deux à faire disparaître les vestiges derniers de l’âge théologique.
»Au 2 Décembre, mon père avait été proscrit. Le tyran ne supportait pas, dans le pays qu’il opprimait, la présence d’un homme libre. Eugène Dufour prit le chemin de l’exil. C’est à Bruxelles qu’il s’établit, avec d’autres républicains irréductibles et vaillants, libres penseurs décidés et citoyens intègres. Il était pauvre. Il n’avait pour vivre que sa paye de prolétaire. Il laissa la blouse noire et le composteur; la misère, en pays étranger, le menaçait … Siméon, c’est une grande satisfaction, disons le mot: c’est un motif d’orgueil