Picrate et Siméon. Andre Beaunier

Picrate et Siméon - Andre  Beaunier


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DE SIMÉON

      – Si j’entreprends de te raconter mon histoire, Picrate, ce n’est pas qu’elle me paraisse admirable ni singulière; seulement, il n’y en a pas d’autre que je connaisse mieux.

      »Tout est dans tout; il tient beaucoup d’humanité dans une courte vie humaine, même modeste et dépourvue d’extraordinaires accidents. Les annalistes ont tort de n’enregistrer que des batailles, des entrevues de souverains et des conclusions de traités: la destinée d’un pauvre homme est plus significative et poignante …

      »Quoi qu’il en soit, au surplus, d’Alexandre le Grand, de Charlemagne et de Louis XIV, je suis né, voici quarante ans à peu près, dans une petite ville beauceronne, composée d’une cathédrale et de quelques maisons autour. Je ne sais pas de lieu, sur terre, plus excessivement silencieux que celui-là.

      »Ailleurs, dans la campagne, on entend des rumeurs confuses, des chants d’oiseaux, des cliquetis de feuilles. La campagne est vivante; on y travaille, elle-même travaille à produire les moissons. Tandis que ma ville natale est morte: elle était morte bien avant que je vinsse au monde. Les gens qui continuent d’y demeurer ne vivent qu’à peine: on les dirait soigneux de ne pas faire de bruit, comme dans une chambre mortuaire.

      »Les rues sinueuses, bordées de vieux murs moussus, ont de l’herbe entre leurs pavés. Et il n’y passe guère personne qu’aux jours de marché.

      »C’est une ville, pourtant, immémoriale et qui eut son temps de magnificence. Cette cathédrale prodigieuse indique évidemment que cette ville fut un centre de richesse et d’activité, autrefois, il y a six siècles environ. Quand on la construisit, on ne disposait pas de moyens commodes et expéditifs. La pierre en était prise à des carrières éloignées. On transportait les blocs sur des chars que des hommes traînaient au chant des cantiques. Le soir, on s’arrêtait et campait. Et la Notre-Dame pour qui ces gens peinaient les gratifiait de miracles suaves. Ainsi s’édifia cette masse énorme et gracieuse, où se résume le labeur de plusieurs milliers d’existences anonymes.

      »Or, si l’on fouille au pied de cette cathédrale, on découvre les fondations d’églises plus anciennes, toujours plus anciennes, à mesure qu’on enfonce davantage dans le sol; les derniers vestiges que l’on remarque proviennent, sans doute, d’un temple païen et d’un sanctuaire druidique.

      »Ah! Picrate, tu te figures que je suis loin de mon propos? Mais cette cathédrale a tant pesé sur mon enfance que j’en sens, aujourd’hui encore, l’ombre fraîche et l’odorante humidité autour de moi. Picrate, je ne saurais te rendre intelligible ma vie sans t’avoir expliqué cette cathédrale!..

      »Ces ouvriers qui l’ont bâtie, ces gens qui vinrent y prier, il y a six siècles, et ceux aussi qui avaient bâti, pour y prier, les églises antérieures, faut-il dire qu’ils sont morts? Le trépas ne les a point anéantis. Il ne reste rien de leurs corps qu’un peu de poussière méconnaissable mêlée à la terre; et de l’aventure de leurs âmes dans les paradis ou les purgatoires, je ne sais rien. Mais leur fantôme, je l’affirme, est toujours là. Pas leur fantôme, si tu veux. Je ne te parle point d’apparitions: ne prends pas mon récit pour un conte de revenants! Quelque chose d’eux, que je ne sais nommer et qui ressemble à eux-mêmes singulièrement, subsiste à jamais dans la vieille ville qu’ils ont occupée. On ne les voit pas, et l’on vit en leur compagnie sans apercevoir leur présence. Ce n’est peut-être que leur souvenir … Encore ce souvenir est-il étonnant en ceci qu’il échappe à la claire conscience. Ainsi la plupart de mes compatriotes, qui ignorent tout du passé, se souviennent d’eux et ne savent pas qu’ils ont existé.

      »Ces morts vivants, j’ai grandi parmi eux, pareil à eux. J’ai suivi, dans les nefs de la cathédrale et dans la crypte noire, des processions qu’ils menaient, occultes pèlerins. Et j’ai récité des prières qu’ils me soufflaient, et j’ai fait les signes de croix qu’ils ont voulu.

      »La petite âme avec laquelle j’étais né, ils ne l’ont pas laissée s’ouvrir, selon sa guise, à la vie nouvelle. Ils l’ont façonnée, ils l’ont travaillée. Ah! que de fois, Picrate, quand une ingénue velléité allait s’éveiller en moi, j’ai senti qu’ils étaient là, prêts à contenir mes beaux élans! Alors je n’avais plus qu’à leur obéir docilement. Ils m’avaient ravi ma force jeune, pour m’asservir mieux.

      »De ma mère, Picrate, je ne te dirai rien. Je ne l’ai pas connue. Elle est morte très peu d’années après ma naissance: quelque effort que je fasse, il m’est impossible de me la rappeler. Jamais on ne me parlait d’elle, ni mon père ni ma grand’mère. A mes questions, plus tard, on ne répondit que d’une manière évasive. J’ai soupçonné qu’il y avait un mystère sur sa mort; j’ai deviné qu’avant de mourir, prématurément, elle avait été frivole assez pour qu’en prissent ombrage la jalousie de mon père et l’austérité de la famille. Quel fut son péché? je l’ignore. Elle était Provençale. On l’avait exilée de sa gaie patrie dans la sombre ville beauceronne, dans la vieille maison grise et morne de mes grands-parents. J’imagine que son allégresse méridionale ne put s’accoutumer à cette existence privée de soleil et de joie …

      »Je ne possède nulle image de ses traits; je l’ignore autant que nul être au monde. Et pourtant sa pensée m’obsède. Je songe souvent à elle. Il me plaît de me la figurer plus frivole que peut-être elle ne le fut, spirituellement jolie, coquette, désireuse de vivre.

      »Et moi, quand je naquis, j’étais sans doute pareil à elle; j’aurais sans doute adoré vivre, si ma ville natale, par sa quotidienne influence, ne m’en avait ôté le goût.

      »Il me semble que mes spontanéités enfantines étaient, en moi, la persistance de sa frivolité. Une sévère discipline les étouffa. Les fantômes de la cathédrale beauceronne n’ont point voulu que se développât selon sa nature cet enfant qui, dans les veines, avait le sang d’une gaie Provençale …

      »Mon père était professeur au collège. Lui, je me le rappelle. Il ne souriait jamais. Il portait une longue redingote noire, une cravate noire et des gants noirs. Gardait-il le deuil de ma mère? Je ne sais; je ne me représente pas qu’il lui eût été possible de s’habiller autrement qu’en noir. La tristesse était dans sa complexion. Entre lui et moi, il n’y eut aucune intimité. Du reste, il ne sortait guère de son cabinet de travail, où je n’avais point accès. A table, il ne m’adressait la parole que pour m’enseigner une bonne tenue et m’avertir si je péchais contre les lois de la civilité. Il le faisait sans rudesse, mollement, comme pour s’acquitter d’un devoir, d’une formalité plutôt. Il s’en était remis à ma grand’mère des soins qu’il me fallait. Il lui témoignait une extrême déférence, cérémonieuse même, et froide.

      »Je ne sais pas s’il m’aimait. Je ne le crois pas. Peut-être avais-je le tort de lui trop évoquer le souvenir de sa femme. Pour la mémoire de celle-ci, éprouvait-il de la haine ou du regret?.. Quand il est mort, j’avais sept ou huit ans; je ne me suis posé que plus tard ces questions troublantes et qui parfois, ensuite, m’ont angoissé. Le souvenir de la petite Provençale lui était-il, malgré l’amertume, voluptueux? Dans ces heures de solitude qu’il passait enfermé entre les quatre murs de son cabinet, de quelle façon se souvenait-il de ses deux ou trois ans de mariage? Il était rigoureusement pieux. Chaque matin, été comme hiver, avant d’aller au collège, il assistait à la messe. Je le vois encore, agenouillé, ne levant pas la tête de son gros paroissien noir. Avait-il des scrupules de conscience, des remords? Je ne sais pas: je ne sais rien de lui. Son âme m’a toujours été fermée … Est-ce que je l’aimais?.. Non, Picrate, il m’est impossible de croire que je l’aimais.

      »Il fut tué à la guerre, étant garde national, par une balle perdue, sans avoir tiré lui-même un seul coup de fusil. On m’a souvent raconté que, le matin de ce jour-là, quand il partit, il avait le pressentiment certain de sa mort. Il nous fit, à grand’mère et à moi, ses adieux avec plus d’émotion que d’habitude. Il dit: «Vous prierez pour moi et pour que mes péchés me soient remis!» Il me souleva dans ses bras de telle manière que mon visage fût à la hauteur du sien; il fixa son


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