Mémoires touchant la vie et les écrits de Marie de Rabutin-Chantal, Vol. 6. Aubenas Joseph-Adolphe

Mémoires touchant la vie et les écrits de Marie de Rabutin-Chantal, Vol. 6 - Aubenas Joseph-Adolphe


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je mange de la main gauche; voilà bien du gauche. Mon visage n'est quasi pas changé; vous trouveriez fort aisément que vous avez vu ce chien de visage-là quelque part: c'est que je n'ai point été saignée, et que je n'ai qu'à me guérir de mon mal, et non pas des remèdes6

      … «Pour ma santé (ajoute-t-elle quelques jours après, voulant complétement rassurer sa fille, qui avait appréhendé tous les maux les plus graves), elle est toujours très-bonne; je suis à mille lieues de l'hydropisie, il n'en a jamais été question; mais je n'espère la guérison de mes mains et de mes épaules, et de mes genoux qu'à Vichy, tant mes pauvres nerfs ont été rudement affligés du rhumatisme… J'ai vu les meilleurs ignorants d'ici, qui me conseillent de petits remèdes si différents pour mes mains, que pour les mettre d'accord je n'en fais aucun; et je me trouve encore trop heureuse que sur Vichy ou Bourbon ils soient d'un même avis. Je crois qu'après ce voyage vous pourrez reprendre l'idée de santé et de gaieté que vous avez conservée de moi. Pour l'embonpoint, je ne crois pas que je sois jamais comme j'ai été: je suis d'une taille si merveilleuse, que je ne conçois point qu'elle puisse changer, et pour mon visage, cela est ridicule d'être encore comme il est7.» Depuis deux mois, madame de Sévigné avait atteint la cinquantaine; mais, tous les contemporains en déposent, sa conservation était telle qu'on pouvait lui ôter dix ans au moins sans invraisemblance et sans flatterie.

      Il y a ici un trait qui en annonce d'autres, sur le compte de la médecine et des médecins, et que le lecteur doit retenir, car il nous servira à établir la parfaite indépendance d'opinion de madame de Sévigné sur ce sujet délicat, et qui tient une si grande place dans les mœurs et les conversations du dix-septième siècle.

      La grande affaire, lorsque madame de Sévigné rentra à Paris, celle qui, au commencement de ce printemps de 1676, préoccupait tout le monde, les mères, les épouses, les filles, les sœurs et les maîtresses, c'était la guerre, cette guerre de la France contre l'Europe, qui durait déjà depuis huit ans et causait la gêne excessive, si ce n'est la ruine, de la noblesse, obligée (c'est un mérite qu'on ne lui a pas assez reconnu) de servir entièrement à ses frais, et à très-grands frais. C'était un moment solennel. La campagne allait s'ouvrir sous le commandement personnel du roi, qui tenait à prouver à ses sujets et à l'Europe, et voulait, sans s'en douter, se prouver aussi à lui-même qu'il n'avait pas besoin de Turenne, mort l'année précédente, ni de Condé, retenu par la goutte à Chantilly, pour résister à ses adversaires et pour les vaincre.

      Tout le monde s'empressait donc pour la campagne de Flandre, où il s'agissait de soutenir l'honneur de la France et la réputation du roi. Successivement, madame de Sévigné vit partir le marquis de La Trousse, son cousin, et de plus colonel des gendarmes-Dauphin, où Sévigné, à son mortel regret, était toujours cornette ou guidon, «guidon éternel, guidon à barbe grise8,» le chevalier de Grignan, et enfin son fils, lequel ne resta que peu de jours avec elle. La veille du départ du chevalier, madame de Sévigné eut un long entretien avec ce Grignan préféré, et, revenant sur un passé toujours vivant, «ils repleurèrent ensemble M. de Turenne9,» qui avait distingué, comme un homme d'avenir, le frère du gouverneur de la Provence.

      On était toujours sous l'impression de la perte faite par la France neuf mois auparavant. Cette grande mémoire, pour parler comme madame de Sévigné, «n'avoit point été entraînée par ce fleuve qui entraîne tout.» Voyant le grand Condé retourné dans ses terres, après avoir réparé, autant que son génie pouvait le faire, le désastre de la mort de celui qui seul avait été son rival, le peuple n'en regrettait que plus le capitaine si glorieusement tué à Sasbach.

      Amie du héros, estimée de lui, madame de Sévigné avait encore cette plaie toute saignante dans le cœur. L'amitié de Turenne pour elle, son culte pour lui, sont dans la vie de la femme un grand honneur: les pages données à cette illustre mémoire par l'épistolaire émérite du dix-septième siècle sont un des titres les plus sérieux de l'écrivain. Quel que soit notre désir de ne point nous attarder en des digressions inutiles, il nous paraît impossible décrire l'histoire de madame de Sévigné sans la décorer de ces quelques pages magistrales qui n'ont pu trouver place dans l'ordonnance des volumes publiés par M. le baron Walckenaer, et où, mieux qu'aucun des contemporains de Turenne (je n'en excepte pas ses deux panégyristes sacrés), cette femme éloquente a su parler des vertus du héros, de l'émotion trop fugitive de la cour, de l'affliction durable de la France. Cela est nécessaire, au reste, pour l'intelligence de ce qui doit suivre. Il n'y aura ici à introduire dans le texte ni longues réflexions, ni commentaire inopportun: il suffira presque de réunir en un récit animé, saisissant, les divers passages consacrés par madame de Sévigné, dans le courant de juillet et d'août 1675, à ce deuil national10.

      Transportons-nous donc à neuf mois en arrière.

      Après avoir, avec sa science ordinaire, rendu vaines toutes les entreprises du plus habile général de l'Empire, l'Italien Montecuculli, Turenne, à la tête d'une armée trop réduite par le mauvais vouloir de Louvois, manœuvrait pour arriver à une bataille décisive, sur un terrain choisi par lui. On attendait, par chaque courrier, dans Paris, la nouvelle d'une grande victoire; tout le monde la présageait; chacun y comptait, quand tout d'un coup la fatale nouvelle tombe comme la foudre à Versailles, où était la cour. Madame de Sévigné pleure d'abord, puis prend la plume, et, pleine du malheur public, en écrit à son gendre, à sa fille, à Bussy, ne laissant partir aucun courrier, pendant ces deux mois, sans revenir sur ce lamentable sujet; véritable page d'histoire où se déploie une âme à la fois tendre et virile, et qui vibre à l'unisson de la douleur nationale.

      Les premiers mots se lisent dans une lettre à madame de Grignan, du 31 juillet 1675: «Vous parlez des plaisirs de Versailles, et dans le temps qu'on alloit à Fontainebleau s'abîmer dans la joie, voilà M. de Turenne tué, voilà une consternation générale; voilà M. le Prince qui court en Allemagne, voilà la France désolée. Au lieu de voir finir la campagne et d'avoir votre frère, on ne sait plus où l'on en est. Voilà le monde dans son triomphe, et voilà des événements surprenants, puisque vous les aimez: je suis assurée que vous serez bien touchée de celui-ci… Tout le monde se cherche pour parler de M. de Turenne; on s'attroupe; tout étoit hier en pleurs dans les rues, le commerce de toute chose étoit suspendu11Le peuple, ajoute-t-elle en reproduisant une allusion populaire à la justice et à la colère divines, dit que c'est à cause de Quantova (madame de Montespan, que le roi n'avait point sérieusement quittée, ainsi qu'il l'avait promis à Bossuet quelques mois auparavant).

      Mais c'est à un homme qu'une pareille nouvelle devait être annoncée. Madame de Sévigné, dans cette grave circonstance, choisit son gendre pour correspondant. Voici la lettre qu'elle lui envoie le même jour qu'elle a écrit à sa fille, au château de Grignan, où le lieutenant-général de la Provence se trouvait en ce moment seul avec sa femme:

«Paris, le 31 juillet 1675.

      «C'est à vous que je m'adresse, mon cher comte, pour vous écrire une des plus fâcheuses pertes qui pût arriver en France; c'est la mort de M. de Turenne, dont je suis assurée que vous serez aussi touché et aussi désolé que nous le sommes ici. Cette nouvelle arriva lundi (29) à Versailles: le roi en a été affligé comme on doit l'être de la mort du plus grand capitaine et du plus honnête homme du monde; toute la cour fut en larmes, et M. de Condom pensa s'évanouir12. On étoit près d'aller se divertir à Fontainebleau, tout a été rompu; jamais un homme n'a été regretté si sincèrement; tout ce quartier où il a logé13, et tout Paris, et tout le peuple étoit dans le trouble et dans l'émotion; chacun parloit et s'attroupoit pour regretter ce héros. Je vous envoie une très-bonne relation de ce qu'il a fait quelques jours avant sa mort. C'est après trois mois d'une conduite toute miraculeuse, et que les gens du métier ne se lassent point d'admirer, qu'arrive le dernier jour de sa gloire et de sa vie. Il avoit le plaisir de voir décamper l'armée


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<p>6</p>

SÉVIGNÉ, Lettres (15 avril, 1676), t. IV, p. 256.

<p>7</p>

SÉVIGNÉ, Lettres (22 avril), t. IV, p. 265.

<p>8</p>

SÉVIGNÉ, Lettres, t. IV, p. 252.

<p>9</p>

SÉVIGNÉ, Lettres (10 avril 1676), t. IV, p. 244.

<p>10</p>

Conférez M. Walckenaer, Mémoires touchant la vie et les écrits de madame de Sévigné, t. V, p. 247.

<p>11</p>

SÉVIGNÉ, Lettres, t. III, p. 346.

<p>12</p>

C'est Bossuet, on le sait, qui avait eu l'honneur de la conversion de Turenne.

<p>13</p>

Le Marais.