Mémoires touchant la vie et les écrits de Marie de Rabutin-Chantal, Vol. 6. Aubenas Joseph-Adolphe
pendant sa vie, et vous pouvez penser ce que fait sa perte par-dessus ce qu'on étoit déjà; enfin ne croyez point que cette mort soit ici comme celle des autres. Vous pouvez en parler tant qu'il vous plaira, sans croire que la dose de votre douleur l'emporte sur la nôtre. Pour son âme, c'est encore un miracle qui vient de l'estime parfaite qu'on avoit pour lui; il n'est pas tombé dans la tête d'aucun dévot qu'elle ne fût pas en bon état; on ne sauroit comprendre que le mal et le péché pussent être dans son cœur; sa conversion si sincère nous a paru comme un baptême; chacun conte l'innocence de ses mœurs, la pureté de ses intentions, son humilité, éloignée de toute sorte d'affectation, la solide gloire dont il étoit plein sans faste et sans ostentation, aimant la vertu pour elle-même, sans se soucier de l'approbation des hommes; une charité généreuse et chrétienne… Il y avoit de jeunes soldats qui s'impatientoient un peu dans les marais, où ils étoient dans l'eau jusqu'aux genoux; et les vieux soldats leur disoient: «Quoi! vous vous plaignez; on voit bien que vous ne connoissez pas M. de Turenne; il est plus fâché que nous quand nous sommes mal; il ne songe, à l'heure qu'il est, qu'à nous tirer d'ici; il veille quand nous dormons; c'est notre père, on voit bien que vous êtes jeunes;» et ils les rassuroient ainsi. Tout ce que je vous mande est vrai; je ne me charge point des fadaises dont on croit faire plaisir aux gens éloignés; c'est abuser d'eux, et je choisis bien plus ce que je vous écris que ce que je vous dirois, si vous étiez ici…34» Madame de Sévigné revient souvent sur ce point du salut de Turenne: époque de foi, où la préoccupation de l'autre vie se retrouve sous toutes les distractions mondaines, et même au milieu des plus fâcheux écarts. Ceux qu'on aime et qu'on admire, on veut les savoir au ciel, où l'on espère bien aller aussi afin de se réunir à eux.
Ces extraits sont déjà longs; mais cependant nous ne pouvons quitter un pareil sujet, sans demander à madame de Sévigné le récit émouvant des funérailles du grand capitaine, et de cette longue marche de deuil commencée sur les bords du Rhin, aux cris de douleur de toute une armée, et terminée dans la basilique de Saint-Denis, aux pleurs d'un groupe de parents et d'amis chargés de recevoir les glorieuses dépouilles, en attendant la pompe funèbre que le roi leur préparait à Notre-Dame. Dans ce que nous allons reproduire, on lit encore des circonstances nouvelles, des variantes sur la mort de Turenne, que madame de Sévigné, ne craignant que d'être incomplète, transmet avec un soin religieux à sa fille, et que sa correspondance seule a conservées à l'histoire.
…(19 août) «Le corps du héros n'est point porté à Turenne, comme on me l'avoit dit: on l'apporte à Saint-Denis, au pied de la sépulture des Bourbons; on destine une chapelle pour les tirer du trou où ils sont, et c'est M. de Turenne qui y entre le premier: pour moi, je m'étois tant tourmentée de cette place, que, ne pouvant comprendre qui peut avoir donné ce conseil, je crois que c'est moi. Il y a déjà quatre capitaines aux pieds de leurs maîtres35; et, s'il n'y en avoit point, il me semble que celui-ci devroit être le premier. Partout où passe cette illustre bière, ce sont des pleurs et des cris, des presses, des processions qui ont obligé de marcher et d'arriver de nuit: ce sera une douleur bien grande s'il passe par Paris36…»
(28 août) «Vraiment, ma fille, je m'en vais bien encore vous parler de M. de Turenne. Madame d'Elbeuf, qui demeure pour quelques jours chez le cardinal de Bouillon, me pria hier de dîner avec eux deux, pour parler de leur affliction: madame de la Fayette y vint: nous fîmes bien précisément ce que nous avions résolu; les yeux ne nous séchèrent pas. Madame d'Elbeuf avoit un portrait divinement bien fait de ce héros, dont tout le train étoit arrivé à onze heures: tous ces pauvres gens étoient en larmes, et déjà tout habillés de deuil; il vint trois gentilshommes qui pensèrent mourir en voyant ce portrait; c'étoient des cris qui faisoient fendre le cœur; ils ne pouvoient prononcer une parole; ses valets de chambre, ses laquais, ses pages, ses trompettes, tout étoit fondu en larmes et faisoit fondre les autres. Le premier qui fut en état de parler répondit à nos tristes questions: nous nous fîmes raconter sa mort. Il vouloit se confesser, et en se cachotant il avoit donné ses ordres pour le soir, et devoit communier le lendemain dimanche, qui étoit le jour qu'il croyoit donner la bataille.
«Il monta à cheval le samedi à deux heures, après avoir mangé; et comme il avoit bien des gens avec lui, il les laissa tous à trente pas de la hauteur où il vouloit aller, et dit au petit d'Elbeuf: «Mon neveu, demeurez là; vous ne faites que tourner autour de moi, vous me ferez reconnoître.» M. d'Hamilton, qui se trouva près de l'endroit où il alloit, lui dit: «Monsieur, venez par ici, on tire du côté où vous allez. – Monsieur, lui dit-il, vous avez raison, je ne veux point du tout être tué aujourd'hui, cela sera le mieux du monde.» Il eut à peine tourné son cheval qu'il aperçut Saint-Hilaire, le chapeau à la main, qui lui dit: «Monsieur, jetez les yeux sur cette batterie que je viens de faire placer là.» M. de Turenne revint, et dans l'instant, sans être arrêté, il eut le bras et le corps fracassé du même coup qui emporte le bras et la main qui tenoient le chapeau de Saint-Hilaire. Ce gentilhomme, qui le regardoit toujours, ne le voit point tomber; le cheval l'emporte où il avoit laissé le petit d'Elbeuf; il n'étoit point encore tombé, mais il étoit penché le nez sur l'arçon: dans ce moment, le cheval s'arrête, le héros tombe entre les bras de ses gens; il ouvre deux fois de grands yeux et la bouche, et demeure tranquille pour jamais: songez qu'il étoit mort et qu'il avoit une partie du cœur emportée. On crie, on pleure; M. d'Hamilton fait cesser ce bruit, et ôter le petit d'Elbeuf, qui s'étoit jeté sur le corps, qui ne vouloit pas le quitter, et se pâmoit de crier. On couvre le corps d'un manteau, on le porte dans une haie; on le garde à petit bruit; un carrosse vient, on l'emporte dans sa tente: ce fut là où M. de Lorges, M. de Roye, et beaucoup d'autres pensèrent mourir de douleur; mais il fallut se faire violence, et songer aux grandes affaires qu'on avoit sur les bras. On lui a fait un service militaire dans le camp, où les larmes et les cris faisoient le véritable deuil… Quand ce corps a quitté son armée, ç'a été encore une autre désolation; et partout où il a passé, on n'entendoit que des clameurs. Mais à Langres ils se sont surpassés; ils allèrent au-devant de lui en habits de deuil, au nombre de plus de deux cents, suivis du peuple; tout le clergé en cérémonie; il y eut un service solennel dans la ville, et en un moment ils se cotisèrent tous pour cette dépense, qui monta à cinq mille francs, parce qu'ils reconduisirent le corps jusqu'à la première ville, et voulurent défrayer tout le train. Que dites vous de ces marques naturelles d'une affection fondée sur un mérite extraordinaire?.. Voilà quel fut le divertissement que nous eûmes. Nous dînâmes comme vous pouvez penser, et jusqu'à quatre heures nous ne fîmes que soupirer. Le cardinal de Bouillon parla de vous, et répondit que vous n'auriez point évité cette triste partie si vous aviez été ici; je l'assurai fort de votre douleur; il vous fera réponse et à M. de Grignan; il me pria de vous dire mille amitiés, et la bonne d'Elbeuf, qui perd tout, aussi bien que son fils. Voilà une belle chose de m'être embarquée à vous conter ce que vous saviez déjà; mais ces originaux m'ont frappée, et j'ai été bien aise de vous faire voir que voilà comme on oublie M. de Turenne en ce pays-ci37.»
(Même date) «M. Barillon soupa hier ici: on ne parla que de M. de Turenne; il en est véritablement très-affligé. Il nous contoit la solidité de ses vertus, combien il étoit vrai, combien il aimoit la vertu pour elle-même, combien par elle seule il se trouvoit récompensé; et puis finit par dire qu'on ne pouvoit pas l'aimer ni être touché de son mérite, sans en être plus honnête homme. Sa société communiquoit une horreur pour la friponnerie et pour la duplicité, qui mettoit tous ses amis au-dessus des autres hommes: dans ce nombre on distingua fort le chevalier (de Grignan) comme un de ceux que ce grand homme aimoit et estimoit le plus, et aussi comme un de ses adorateurs. Bien des siècles n'en donneront pas un pareil: je ne trouve pas qu'on soit tout à fait aveugle en celui-ci, au moins les gens que je vois: je crois que c'est se vanter d'être en bonne compagnie… Au reste, il avoit quarante mille livres de rente de partage, et M. Boucherat a trouvé que, toutes ses dettes et ses legs payés, il ne lui restoit que dix mille livres de rente; c'est deux cent mille francs pour tous ses héritiers, pourvu que la chicane n'y mette pas le nez. Voilà comme il s'est enrichi en cinquante années de service38.»
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SÉVIGNÉ,
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Charles-Martel, Hugues le Grand, Bertrand du Guesclin et le connétable de Sancerre.
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