Mémoires touchant la vie et les écrits de Marie de Rabutin-Chantal, Vol. 6. Aubenas Joseph-Adolphe

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rel="nofollow" href="#n67" type="note">67.» Madame de Sévigné demandait un chiffre pour correspondre avec sa fille: sans doute qu'elle avait beaucoup d'anecdotes de ce genre à lui conter.

      Quelque chose de cette défaveur atteignait même ceux qui, comme le duc de Lorges et le chevalier de Grignan, se contentaient de garder leurs regrets dans leur cœur, et vengeaient Turenne en se battant bien pour la France et pour le roi. On tenait à leur dire qu'ils n'avaient fait que leur devoir, et que tout autre à leur place en eût fait autant; qu'ils n'avaient rendu aucun service exceptionnel, car il ne fallait pas qu'il y eût de grande crise à surmonter: aussi fit-on attendre un an au duc de Lorges ce bâton de maréchal auquel il avait droit et qu'on venait de prodiguer, et le chevalier de Grignan à son retour n'obtint absolument rien. Et cependant la victoire de l'armée du Rhin près d'Altenheim avait sauvé la France à ce moment critique, car si le neveu de Turenne ne se fût pas trouvé à la hauteur de sa tâche, le territoire était envahi, et Louis XIV peut-être abaissé pour longtemps. C'est un diplomate bien instruit des projets hostiles de l'Europe, car il les fomentait sous main, qui le déclare: «Les confédérés se persuadoient que s'ils pouvoient gagner une bataille, ils entreraient infailliblement en France, et que s'ils y étoient une fois, les mécontentements du peuple ne manqueraient jamais d'éclater contre le gouvernement, et donneroient jour aux ravages et aux succès qu'ils se promettoient, ou tout au moins à une paix qui mettroit les voisins de cette couronne en sûreté et en repos68

      Mais ces mauvais desseins furent déjoués. La fortune de Louis XIV et de la France (car ici l'État et le Roi n'en faisaient bien qu'un) reprit sa marche ascendante. L'armée du Rhin tint ferme jusqu'à l'arrivée de Condé. Par ses manœuvres habiles, celui-ci déconcerte Montécuculli, et lui fait successivement lever le siége de Haguenau et celui de Saverne; puis, sans doute d'après le désir du roi, il se place sur la défensive, maître, toutefois, de la situation, et pouvant ne se battre que quand et où il voudrait: «Et voilà (ajoute madame de Sévigné comme la France rassurée, et fidèle aussi à une vieille admiration pour ce dernier des héros, qui, comme Turenne, l'honorait de son amitié), voilà l'avantage des bons joueurs d'échecs69

      Ainsi prévenue, la cour de Vienne ordonna à Montécuculli de suspendre ses opérations. Le vieux duc de Lorraine, l'un des chefs principaux des confédérés, étant mort sur ces entrefaites, et la Hongrie se trouvant plus vivement pressée par les Turcs qui s'y acharnaient depuis quelques années, les Impériaux repassèrent enfin le Rhin, et les armées françaises prirent leurs quartiers d'hiver en Flandre et en Alsace, les deux partis remettant au printemps de nouveaux projets et de plus grands efforts.

      CHAPITRE II

      1676

      Ouverture de la campagne de cette année. – Madame de Sévigné voit partir son fils et le chevalier de Grignan. – Louis XIV va se mettre à la tête de l'armée de Flandre. – La correspondance de madame de Sévigné est le vrai journal du temps, même pour les choses de la guerre. – Siége et prise de Condé. – Monsieur assiége Bouchain. – Louis XIV offre la bataille au prince d'Orange, qui se retire sans combattre. – Prise de Bouchain. – Retour du roi à Versailles. – Caractère militaire de Louis XIV. – L'armée française met le siége devant Aire; les ennemis vont investir Maëstricht et Philisbourg. – Madame de Sévigné annonce à sa fille la prise d'Aire; Louvois en a tout l'honneur. – Belle conduite à ce siége du baron de Sévigné. – Curieuses anecdotes recueillies sur le prince d'Orange et Louis XIV. – M. de Schomberg fait lever le siége de Maëstricht. – Philisbourg est obligé de se rendre aux ennemis. – L'opinion s'en prend au maréchal de Luxembourg; Madame de Sévigné rapporte sur lui un mot piquant. – Le reste de l'année se passe sans événements militaires.

      A son arrivée à Paris, en avril 1676, madame de Sévigné, on l'a vu, avait trouvé partout les préparatifs de la nouvelle et décisive campagne qui allait s'ouvrir. Cloué par la goutte à Chantilly, le prince de Condé avait déclaré qu'il ne pouvait servir; le roi le prit au mot, et, à partir de 1675, il ne parut plus à la tête des armées.

      Jusque-là l'Europe s'était plu à attribuer les remarquables succès de la France, au génie des deux capitaines que tous les hommes de guerre, amis et ennemis, reconnaissaient pour leurs maîtres. On allait voir ce qu'il serait possible de faire sans eux: plus encore que ses adversaires, Louis XIV voulait en avoir le cœur net. Malgré sa vanité que tout surexcitait, il ne s'estimait certes point l'égal de Turenne et de Condé; mais, comme beaucoup de souverains (sur ce point les royautés se rencontrent avec les démocraties), il ne croyait pas aux hommes nécessaires. Indépendamment de sa grande confiance en lui-même, en sa fortune plus qu'en ses talents, il se confiait aussi dans le savoir de quelques généraux du second ordre, élèves de ces glorieux maîtres, mais surtout, et à bon droit, dans l'esprit militaire et national de ses armées, dans leur discipline, leur parfaite organisation, œuvre de Louvois, qui, pour procurer des succès personnels à son roi, avait prodigué à l'armée de Flandre, que celui-ci allait commander, toutes les ressources refusées ou disputées à Turenne.

      «On ne voit à Paris, écrit madame de Sévigné, que des équipages qui partent; les cris sur la disette d'argent sont encore plus vifs qu'à l'ordinaire; mais il ne demeurera personne non plus que les années passées. Le chevalier est parti sans vouloir me dire adieu; il m'a épargné un serrement de cœur, car je l'aime sincèrement70.» Le colonel du régiment de Grignan partait, paraît-il, «enragé de n'être point brigadier.» – «Il a raison, ajoute madame de Sévigné, après ce qu'il fit l'année passée, il méritoit bien qu'on le fît monter d'un cran71.» Sévigné se mit en route le 15 avril, à la grande tristesse de sa mère. Elle annonce ainsi ce départ à sa fille: «Je suis bien triste, ma mignonne, le pauvre petit compère vient de partir. Il a tellement les petites vertus qui font l'agrément de la société, que quand je ne le regretterois que comme mon voisin, j'en serais fâchée… Voilà Beaulieu72 qui vient de le voir monter gaiement en carrosse avec Broglio et deux autres; il ne l'a point voulu quitter qu'il ne l'ait vu pendu73

      Le lendemain le roi quitta Versailles pour aller se mettre à la tête de l'armée, gardant, comme toujours, sur ses desseins un impénétrable secret. Il avait sous lui les maréchaux d'Humières, de Schomberg et de Créqui: «Ce n'est pas l'année des grands capitaines,» écrit madame de Sévigné, toute à ses souvenirs74. Louvois dont l'amour-propre étoit surexcité à l'égal de celui de son maître, avait pris les devants pour tout disposer, et faciliter le siége des places que le roi voulait conquérir, car c'était par des siéges que toutes les campagnes commençaient: de part et d'autre on hésitait fort à livrer bataille.

      C'est dans la correspondance de madame de Sévigné et de ses amis, écho et miroir fidèle de ce temps, que l'on voit bien ce que c'était que la guerre alors, et quelle situation était faite aux parents et aux amis restés à Paris, et vivant de nouvelles lentes à cheminer, qu'on se communiquait, que l'on recherchait avidement, pour savoir d'abord, et ensuite pour instruire les parents et les amis répandus dans les provinces. La publicité du temps était impuissante à satisfaire l'impatience légitime de chacun. Il n'y avait pas, comme aujourd'hui, de feuille régulière pour apprendre au public, jour par jour, les événements dignes d'intérêt. La Gazette ne paraissait que toutes les semaines, et le Mercure tous les mois. De là la multiplicité, l'importance des correspondances privées, l'industrie pour se procurer à qui mieux mieux de plus amples renseignements, le soin de tout reproduire, faits, rumeurs, conjectures. C'est ce qui, pour l'histoire de la société du dix-septième siècle, donne tant de prix aux lettres de madame de Sévigné, et il faut ajouter, surtout depuis sa dernière et complète publication, à la correspondance de Bussy-Rabutin.

      La guerre de 1676 avait un double théâtre, la Flandre, où nous désirions prendre quelques places nouvelles, et l'Allemagne, où nous voulions


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<p>68</p>

Mémoires du chevalier Temple, ambassadeur d'Angleterre en Hollande; Coll. Michaud et Poujoulat, t. XXXII, p. 92.

<p>69</p>

SÉVIGNÉ, Lettres (20 septembre 1675), t. III, p. 477; Mémoires du chevalier Temple, Coll. Michaud et Poujoulat, t. XXXII, p. 100 et 104. —Mémoires de La Fare, ibid., p. 283.

<p>70</p>

SÉVIGNÉ, Lettres (10 avril 1675), t. IV, p. 250.

<p>71</p>

SÉVIGNÉ, Lettres, t. IV, p. 223.

<p>72</p>

Valet de chambre de madame de Sévigné.

<p>73</p>

SÉVIGNÉ, Lettres, t. IV, p. 255. Ceci est une allusion à la scène IX du troisième acte du Médecin malgré lui. Sganarelle, en passe d'être pendu, dit à sa femme: Retire-toi de là, tu me fends le cœur! Martine lui répond: Non, je veux demeurer pour encourager à la mort, et je ne te quitterai point que je ne t'aie vu pendu.

<p>74</p>

SÉVIGNÉ, Lettres, t. IV, p. 206.