Mémoires touchant la vie et les écrits de Marie de Rabutin-Chantal, Vol. 6. Aubenas Joseph-Adolphe
C'est une chose si nouvelle que de varier la phrase, qu'il a pris l'occasion que souhaitoit Voiture pour écrire moins ennuyeusement à M. le Prince, et s'en est aussi bien servi que Voiture auroit fait. Le roi a fort loué cette action, et a dit à M. le Dauphin: «Combien voudriez-vous qu'il vous en eût coûté, et parler aussi bien que M. le coadjuteur?» M. de Montausier a pris la parole et a dit: «Sire, nous n'en sommes pas là; c'est assez que nous apprenions à bien répondre.» Les ministres et tous les autres ont trouvé un agrément et un air de noblesse dans ce discours qui donne une véritable admiration. J'ai bien à remercier les Grignan de tout l'honneur qu'ils me font, et des compliments que j'ai reçus depuis peu, et du côté de l'Allemagne et de celui de Versailles.» Et, avec un soupir: «Je voudrois bien que l'aîné eût quelque grâce de la cour pour me faire avoir aussi des compliments du côté de Provence60!» Le coadjuteur d'Arles obtint non-seulement l'approbation de la cour, mais celle de son ordre. C'est ce qu'on lit dans les procès-verbaux de l'Assemblée du clergé, où le président rappelle «que tous les prélats ont été témoins de la force, capacité et prudence avec lesquelles monseigneur le coadjuteur a parlé au roi, et que Sa Majesté avoit paru extrêmement satisfaite61.»
Louis XIV ne se dissimulait point la gravité de la crise qui s'ouvrait devant lui. Il avait compris au fond toute l'importance de la perte de Turenne; mais (c'est de ceci que l'histoire doit le louer) en présence de ce malheur, de la défaite de Créqui, de la prise de Trêves, de l'élan et des projets audacieux de l'ennemi, de la situation intérieure de la France, qui fermentait et se révoltait même en Guyenne et en Bretagne, il ne s'abandonna point, et ne perdit rien de cette fermeté calme et sereine, qu'il retrouvera dans ses plus grands désastres, et qui semble constituer le trait dominant d'une âme en toute circonstance supérieure à la fortune.
On a contesté, et cela semble de mode aujourd'hui, la valeur intellectuelle et morale de Louis XIV. La postérité devait réagir contre les excessives adulations de ses contemporains. Mais a-t-elle raison de faire son évangile historique des mémoires posthumes de cette commère de génie qu'on appelle Saint-Simon? Ce n'est point ici le lieu de rechercher si le roi du dix-septième siècle a été un esprit véritablement supérieur: dans tous les cas, ç'a été un solide caractère. Insatiable pour la louange, a-t-on dit, visant au demi-dieu, ennemi de toute vérité, exagérant ses victoires, et voulant convertir ses revers en succès. Il n'en fit pas preuve, on va le voir, dans ce moment critique qui suivit la déroute de Consarbrüch. C'est à madame de Sévigné, car elle est le véritable historien de ces mois de juillet et d'août si fameux, que nous empruntons des détails:
«Un courtisan vouloit faire croire au roi que ce n'étoit rien que ce qu'on avoit perdu; il répondit qu'il haïssoit ces manières, et qu'en un mot c'étoit une défaite très-complète. On voulut excuser le maréchal de Créqui; il convint que c'étoit un très-brave homme; «mais ce qui est désagréable, dit-il, c'est que mes troupes ont été battues par des gens qui n'ont jamais joué qu'à la bassette:» il est vrai que ce duc de Zell est jeune et joueur; mais voilà un joli coup d'essai. Un autre courtisan voulut dire: mais pourquoi le maréchal de Créqui donnoit-il la bataille? Le roi répondit, et se souvint d'un vieux conte du duc de Weimar qu'il appliqua très bien. Ce Weimar, après la mort du grand Gustave, commandoit les Suédois alliés de la France; un vieux Parabère cordon bleu, lui dit, en parlant de la dernière bataille qu'il avoit perdue: Monsieur, pourquoi la donniez-vous? Monsieur, lui répondit le duc de Weimar, c'est que je croyois la gagner; et puis se tourna: Qui est ce sot cordon bleu-là? Toute cette application est extrêmement plaisante…» Dans la même lettre on lit encore ceci: «On vient de me dire de très-bon lieu que les courtisans, croyant faire leur cour en perfection, disoient au roi qu'il entroit à tout moment à Thionville et à Metz des escadrons et même des bataillons tout entiers, et que l'on n'avoit quasi rien perdu. Le roi, comme un galant homme, sentant la fadeur de ce discours, et voyant donc rentrer tant de troupes: «Mais, dit-il, en voilà plus que je n'en avois.» Le maréchal de Gramont, plus habile que les autres, se jette dans cette pensée: oui, Sire, c'est qu'ils ont fait des petits. Voilà de ces bagatelles que je trouve plaisantes, et qui sont vraies62.» Il existe sur Louis XIV assez peu d'anecdotes dignes de foi, on a conservé de lui trop peu de mots authentiques, pour omettre de pareils détails dans un ouvrage tel que celui-ci, destiné à faire connaître mieux ce règne extraordinaire, au moyen d'une correspondance qui en forme la chronique journalière et intime.
Le roi, nous le redisons d'après madame de Sévigné, avait bien senti la perte de Turenne, surtout quand il était «seul, qu'il rêvoit et rentroit en lui-même63.» C'est dire qu'autour de lui (on vient bien de le voir à propos du maréchal de Créqui) les courtisans, le premier moment d'émotion passé, s'attachaient, par leur contenance et leurs discours, à prouver que ces accidents n'avaient en rien diminué leur foi dans la fortune, dans ce qu'on appelait l'étoile du roi. Comme plus tard Napoléon, Louis XIV avait aussi la foi en cette étoile, jusque-là et pour longtemps encore heureuse. Il se redressa bientôt, reprit assurance en lui-même et en la France, plein de confiance, à ce moment donné, dans M. le Prince, dont la grande renommée, le génie toujours jeune en un corps fatigué, s'interposait entre l'Europe liguée et la France surprise; et avant un an il renoncera même à l'épée de Condé, afin d'établir que sa grandeur personnelle et la puissance du pays ne pouvaient dépendre d'un général, si glorieux fût-il.
Louis XIV avait des prétentions au génie de la guerre64. Il aimait qu'on lui rapportât l'honneur des batailles gagnées sous ses yeux. La réputation hors ligne de Turenne et de Condé, l'enorgueillissait comme chef de la France, mais le froissait comme homme. Il profitait de leurs talents, et les jalousait en les admirant. A côté de lui un homme poussait cette jalousie, contre Turenne surtout, jusqu'à l'envie et la haine. Courtisan plein d'ambition, de talents et de morgue, ayant tous les mérites d'un ministre de la guerre qui prépare les victoires et sait réunir les moyens de les procurer, bon administrateur mais nullement général, Louvois n'aimait pas les grands généraux à qui on attribuait uniquement des succès dans lesquels il prétendait avoir sa part et une grande part. Il inaugurait cette classe de ministres et d'hommes politiques qui se laissent volontiers aller à croire qu'à la guerre, le génie organisateur qui combine et décide de loin peut suffire sans la pratique militaire, qu'on fait d'aussi bons plans de campagne dans son cabinet que sur les lieux, et que tous les chefs d'armée bien dirigés se valent; école qui, pour prendre des noms plus près de nous, a fait vingt Schérer pour un Carnot.
Précisément, dans l'année qui précéda sa mort, Turenne avait eu à réprimer ces outrecuidantes prétentions de Louvois, jeune encore, mais déjà d'autant plus hautain qu'il se sentait plus contesté, et il l'avait fait dans des termes tels que le ministre, qui ne l'aimait pas, en était venu à le haïr de toute la force de son tempérament atrabilaire et excessif65.
C'était donc faire mal sa cour au roi et à son malfaisant et bientôt tout-puissant ministre, que d'afficher en public de trop vifs regrets de la perte qu'on venait d'éprouver, mais surtout de laisser percer des craintes sur la fortune d'un règne jusqu'alors si brillant. De là les précautions et les réticences que l'on remarque sur ce dernier point dans la correspondance de madame de Sévigné, elle si franche, si libre, d'ailleurs pour l'expression de sa douleur personnelle. Dans les deux passages suivants, elle fournit la preuve de ce que je viens de dire sur l'accueil qui était fait aux regrets trop fortement exprimés de la mort de Turenne: «Le duc de Villeroi ne se peut consoler de M. de Turenne; il écrit que la fortune ne peut plus lui faire de mal, après lui avoir fait celui de lui ôter le plaisir d'être aimé et estimé d'un tel homme… Il a écrit ici des lettres dans le transport de sa douleur, qui sont d'une telle force qu'il les faut cacher. Il ne voit rien dans sa fortune au-dessus d'avoir été aimé de ce héros, et déclare qu'il méprise toute autre sorte d'estime après celle-là: sauve qui peut66!» – «Le chevalier de Coislin est revenu après la mort de M. de Turenne, disant qu'il ne pouvoit plus servir après avoir perdu cet homme-là;
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SAINT-SIMON, édition de MM. Chéruel et Sainte-Beuve, t. X, p. 341.
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Cf. SAINT-SIMON, t. VI, p. 37; VII, p. 263; et La Fare, Coll. Michaud, t. XXXII, p. 281.
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