Mémoires touchant la vie et les écrits de Marie de Rabutin-Chantal, Vol. 6. Aubenas Joseph-Adolphe
armes comme aide de camp du lieutenant général marquis de Renel; son gendre, le marquis de Coligny, qu'il venait aussi de faire accepter en la même qualité par le maréchal de Schomberg; M. de Longueval, capitaine de cavalerie au régiment de Gournay, et M. de La Rivière, son gendre futur, qui devait avoir avec lui un si scandaleux procès, alors attaché au chevalier de Lorraine86. Le dernier faisait précisément partie de la portion de l'armée campée à Urtebise, près de l'abbaye de Vicogne, à l'effet de barrer le passage au prince d'Orange, et c'est de là qu'il adresse au comte de Bussy cette lettre écrite sans souci de la publicité, et qui est d'un grand intérêt pour l'histoire particulière de Louis XIV:
«Après que Condé se fut rendu, le roi s'approcha de Bouchain avec son armée, pour ôter aux ennemis les moyens de secourir cette place, que Monsieur avoit assiégée; mais ayant su par ses partis que l'armée ennemie, qui étoit à trois lieues, étoit décampée sans qu'on eût pu savoir la route qu'elle avoit prise, Sa Majesté se doutant bien que les ennemis lui avoient dérobé cette marche pour aller passer l'Escaut bien loin de lui, et venir ensuite tomber sur quelque quartier de l'armée de Monsieur, fit sonner à cheval à minuit, et marcha une demi-heure après. Comme il avoit pris le chemin le plus court, il passa l'Escaut avant les ennemis, et il alla camper à l'abbaye de Vicogne. Le lendemain, à la pointe du jour, on vit paroître sur une hauteur qui règne depuis les bois de cette abbaye jusqu'à Valenciennes, quelques troupes de cavalerie qui, à mesure qu'elles descendoient à mi-côte, se formoient en escadron. Sur les huit heures du matin, le roi ne douta plus que ce ne fût la tête de l'armée ennemie. Dès que Sa Majesté eut vu leur première ligne en bataille, il crut qu'ils la lui vouloient donner, et il ne balança pas à vouloir faire la moitié du chemin. Cette résolution redoubla sa bonne mine et sa fierté. Il me parut, comme vous le dites, monsieur, dans un éloge que j'ai vu de lui chez vous, aimable et terrible. Il avoit l'air gracieux et les yeux menaçants.
«Après avoir mis lui-même son armée en bataille sur deux lignes, il envoya ses chevaux de main et sa cuirasse au premier escadron de ses gardes du corps, qu'il avoit mis à l'avant-garde, résolu de combattre à leur tête, et ensuite il proposa au maréchal de Schomberg son dessein d'aller aux ennemis, croyant leur défaite indubitable, mais que comme il n'avoit pas tant d'expérience que lui, il vouloit avoir son approbation. Le maréchal, à qui la chaleur du roi fit peur, dit sagement que, puisque Sa Majesté étoit venue là pour empêcher que les ennemis ne secourussent Bouchain, il prenoit la liberté de lui dire qu'il falloit attendre qu'ils se missent en devoir de le faire. Le lendemain 11, on ne vit plus les ennemis tant ils avoient remué de terre devant eux, et le 12, le roi ayant appris la reddition de Bouchain, il l'apprit aux ennemis par trois salves de l'infanterie et de l'artillerie, et quand Sa Majesté fit marcher l'armée pour joindre Monsieur, les ennemis ne sortirent point de leur poste87».
D'après ce récit, il semble que Louis XIV eût la meilleure envie de combattre, et c'est une allure de héros faite pour justifier le langage employé par madame de Sévigné, que lui donne ce témoin écrivant familièrement ce qu'il vient de voir. Un autre témoin oculaire, le commandant en second du corps où servait Sévigné, raconte les mêmes faits, et, comme M. de la Rivière, fait honneur à Louis XIV de la volonté de livrer personnellement bataille au prince d'Orange, mais en attribuant à Louvois, que d'ailleurs il n'aimait pas et n'avait pas lieu d'aimer, le parti auquel on s'arrêta de ne point attaquer à l'ennemi.
«Au commencement de cette même campagne, dit le marquis de la Fare dans ses intéressants mémoires, le roi perdit la plus belle occasion qu'il ait jamais eue de gagner une bataille. Il s'étoit avancé jusqu'à Condé, pendant que Monsieur faisoit le siége de Bouchain. Le prince d'Orange crut qu'en passant promptement l'Escaut sous Valenciennes, il tomberait sur Monsieur avant que le roi pût le secourir; mais le roi, averti à temps de son dessein et de sa marche, partit le soir de Condé et se trouva le lendemain avoir passé l'Escaut avant que toute l'armée des ennemis fût arrivée à Valenciennes. La faute que nous fîmes fut de nous camper le long de l'Escaut, pour la commodité de l'eau; car nous pouvions y mettre notre droite, et notre gauche au bois de l'abbaye de Vicogne; et ainsi nous trouver prêts, à la pointe du jour, à marcher aux ennemis en bataille: au lieu qu'avant que notre gauche fût à la hauteur de notre droite, il se perdit beaucoup de temps, après quoi il fallut encore marcher en colonne jusqu'à la cense d'Urtebise, qui est à la portée du canon de Valenciennes, avant que de se mettre en bataille.
«A mesure que nous nous y mettions, nous voyions arriver l'armée des ennemis sur la hauteur de Valenciennes, laissant cette ville à sa gauche. Nous étions tout formés longtemps avant qu'ils fussent tous arrivés, parce que leur pont sur l'Escaut s'étoit rompu; outre cela, il leur manquoit du terrain dans leurs derrières pour la seconde ligne, n'y ayant que des creux et des ravines où ils ne pouvoient faire aucun mouvement, et notre gauche les débordoit. En cette situation tous ceux qui connaissoient le pays, ne doutoient point qu'ils ne fussent perdus, et que cette journée ne finît glorieusement la guerre. Le maréchal de Lorges dit au roi qu'il s'engageoit à les mettre en désordre avec la seule brigade des gardes du corps. Mais Louvois, aussi craintif qu'insolent, soit qu'il n'eût pas envie que la guerre finît sitôt, soit qu'il craignît effectivement pour la personne du roi ou pour la sienne, qui, dans le tumulte d'une bataille, n'auroit pas été en sûreté, tant il avoit d'ennemis, fit si bien, que lorsque le roi demanda au maréchal de Schomberg son avis, le maréchal répondit que, comme il étoit venu pour empêcher le prince d'Orange de secourir Bouchain, c'étoit un assez grand avantage de demeurer là, et de le prendre à sa vue, sans se commettre à l'incertitude d'un événement. Le roi depuis a témoigné du regret de n'avoir pas mieux profité de l'occasion que sa bonne fortune lui avoit présentée ce jour-là88.»
Sans doute Louis XIV eut le tort, à ce jour, de se défier de lui-même, et surtout de la brave armée qu'il avait sous ses ordres et dont la composition aurait dû rendre moins méticuleux Louvois, qui l'avait formée. Mais si le roi manqua de décision, il faut en dire autant et plus du prince d'Orange, arrivé jusque-là évidemment pour le forcer et le combattre89.
Soit que Louis XIV ne fût venu prendre le commandement de l'armée de Flandre que dans l'intention de se mesurer avec le prince Guillaume, et qu'il dût croire, les ennemis ayant refusé la bataille, qu'il n'y en aurait pas d'autre pendant le reste de la campagne; soit qu'il jugeât, maintenant que l'élan était donné, sa présence inutile pour conduire et mener à bien les autres siéges projetés; soit enfin, ce qu'on lui a reproché, impatience de revoir madame de Montespan, il repartit brusquement pour Versailles, dans les premiers jours de juillet, laissant le commandement des troupes aux maréchaux de Schomberg et de Créqui. Ceux-ci, toutefois, furent mis en quelque sorte sous la direction de Louvois, dépositaire du plan de campagne auquel il avait grandement contribué, et de plus en plus désireux de prouver pour son maître et pour lui, qu'une grande réputation militaire n'était point nécessaire pour obtenir des succès.
On a aussi accusé Louis XIV de pusillanimité: on a été jusqu'à dire qu'il ne quitta ainsi brusquement son armée, que pour fuir des dangers personnels qu'il n'aimait pas à affronter, et l'on a remarqué, à ce sujet, que jamais, dans le cours de ses campagnes, il n'avait, ce qu'on appelle, payé de sa personne.
Ce n'est point là, il est vrai, un roi guerrier, général d'initiative, soldat au besoin tel qu'Henri IV, Gustave Adolphe ou Charles XII. Au camp comme à Versailles, on reconnaît toujours en lui le Roi, qu'entoure sa cour, que gouverne l'étiquette. Il eût fallu une extrême péril, dans lequel les armées sous ses ordres ne se sont jamais trouvées, ou le besoin de décider une bataille douteuse par lui livrée, ce qui n'a jamais eu lieu, pour qu'on vît Louis XIV charger l'épée à la main, comme un simple officier. Dans toutes les guerres auxquelles il a pris part, on voit bien que sa grandeur l'attache au rivage. Mais il est difficile de lui refuser non pas seulement le courage vulgaire qu'on accorde à tout le monde, mais cette résolution guerrière, partage des âmes bien trempées, et dont il vient de donner une preuve, en allant de lui-même et avec une significative ardeur, offrir au prince d'Orange un combat que celui-ci ne crut pas devoir accepter. Dans une lettre
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