Mémoires touchant la vie et les écrits de Marie de Rabutin-Chantal, Vol. 6. Aubenas Joseph-Adolphe
une famille l'honneur d'avoir un de ses membres aussi proche sanctifié par les plus populaires vertus. Qu'on nous permette donc une courte biographie de madame de Chantal; elle ne saurait, il nous semble, être mieux placée qu'en cet endroit: le lecteur croira assister à cette évocation des souvenirs de famille qui vinrent assaillir madame de Sévigné ainsi renfermée dans la cellule illustrée par la mort de son aïeule.
M. Walckenaer127 a fait connaître la naissance à Dijon de Jeanne-Françoise Frémiot, de l'un des présidents les plus vertueux du parlement de cette ville, son mariage avec le baron de Chantal, aîné de la maison de Rabutin, et la mort de celui-ci par suite d'une blessure reçue à la chasse de la main de l'un de ses amis, mort qui laissa sa femme veuve à l'âge de vingt-huit ans. Madame de Chantal aimait tendrement son époux; cette fin tragique la remplit de la plus amère douleur. Elle se promit de ne jamais se remarier, et conçut dès lors le vague projet de renoncer tout à fait au monde. Les idées religieuses qui avaient élevé sa jeunesse s'emparèrent d'elle tout entière. Elle pardonna au meurtrier de son mari, et servit même de marraine à l'un de ses enfants. Elle distribua tous ses riches habits aux pauvres, et fit le vœu de ne plus porter que de la laine: elle congédia le plus grand nombre de ses domestiques, «et se composa un petit train honnête et modeste pour elle et quatre enfants qu'elle avoit, un fils et trois filles128.»
La jeune veuve se retira avec ses enfants chez le baron de Chantal, son beau-père, au château de Montholon, dans le voisinage d'Autun, que celui-ci avait acquis de la famille du garde des sceaux de ce nom129. Le baron de Chantal, âgé de soixante-quinze ans, semblait avoir retenu toute la brusquerie, l'emportement du sang des Rabutin; de graves infirmités aigrissaient encore son caractère, et la domination absolue d'une servante maîtresse, qui avait des vues sur la fortune de son maître, faisait de cet intérieur un enfer où la jeune veuve, pendant près de huit années, put exercer cette patience angélique dont Dieu l'avait douée. Les historiens de sa vie sont pleins des détails de ses souffrances, humiliations quotidiennes qui semblaient faites pour lui indiquer la voie de renoncement et d'abnégation où elle devait entrer. Cette servante arrogante avait introduit ses cinq enfants au château de Montholon, et ils y marchaient de pair avec ceux de la baronne de Chantal, laquelle n'avait la disposition de rien, au point que les autres domestiques n'eussent osé lui donner un verre d'eau sans y être autorisés130. Avec sa douceur, les biographes de madame de Chantal célèbrent sa piété, une piété sévère, mais pour elle seule; sa charité infinie, la rectitude et la maturité de son esprit, qui la faisaient rechercher pour arbitre et pour conseil dans tout le voisinage, quand sa légitime influence lui était refusée avec injure sous le toit de son beau-père. La jeune veuve se renferma dans le soin de l'éducation de ses enfants, dans la prière, le travail des mains destiné au soulagement des pauvres, et la visite assidue des malades, où elle prenait un plaisir, indice et prélude de sa vocation. A cet effet elle installa au château de Montholon une pharmacie complète, et elle allait panser elle-même au loin tous ceux qui avaient besoin de secours131.
En 1604, les membres du parlement de Dijon supplièrent le saint évêque de Genève, François de Sales, dont la réputation commençait à rayonner en France, de venir leur prêcher le carême132. L'évêque étant arrivé, le président Frémiot s'empressa d'en prévenir sa fille, qui obtint, non sans peine, de son beau-père, de se rendre à Dijon, où elle trouva son frère, André Frémiot, devenu fort jeune archevêque de Bourges, et avide aussi d'entendre la parole du grand prélat133.
Voici en quels termes les biographes de madame de Chantal racontent cette première entrevue: «Elle fut au sermon, dès le lendemain, où elle vit pour la première fois le saint prélat. Elle reconnut sur-le-champ que c'étoit là cet homme chéri du ciel que Dieu lui avoit montré quelque temps auparavant dans une vision, et qui devoit être son guide dans la vie spirituelle. Le serviteur de Dieu, de son côté, la remarqua, et se souvint d'une vision qu'il avoit eue lui-même au château de Sales, et qui la lui fit reconnoître. Madame de Chantal eut avec lui quelques entretiens, dont elle profita merveilleusement pour son avancement dans la perfection134.»
Le doux attrait qui faisait la puissance de saint François de Sales s'exerça sur cette âme si bien préparée, avec toute sa force et tout son charme. «Elle sortit d'avec lui si consolée dans toutes ses peines, qu'il lui sembloit, disoit-elle, que ce n'étoit pas un homme, mais un ange qui lui avoit parlé135.» Et lui, ravi de tant d'ardeur, de foi, d'amour de Dieu, de charité et de soumission, «ne pouvoit assez admirer les opérations de la grâce dans l'âme de la sainte veuve, et sa fidélité à y répondre136.»
Madame de Chantal voulut lui faire une confession de toute sa vie, et forma en elle-même le vœu de lui obéir en tout ce qu'il lui ordonnerait. Saint François de Sales ne jugea pas à propos de s'expliquer sur l'ardent désir qu'elle lui témoignait de se consacrer à la vie religieuse, et il partit, lui ayant remis seulement, à titre d'essai, une règle de conduite qu'elle lui avait demandée, conforme à son besoin des pratiques chrétiennes et à sa passion de l'humilité et du dévouement. Cette existence, digne d'une carmélite, excita, pendant les six années d'épreuve que son directeur lui avait imposées, l'admiration de tous les voisins du château de Montholon, et de son beau-père, vaincu à la fin par tant de vertu137.
Dans l'année qui suivit la prédication du saint prélat à Dijon, la baronne de Chantal voulut aller le consulter encore sur les moyens d'atteindre à cette perfection à laquelle elle aspirait. Elle se rendit au château de Sales en Savoie, où elle passa dix jours, et l'évêque, persuadé de la sincérité de sa vocation, lui dit alors qu'il méditait un grand dessein pour lequel Dieu se servirait d'elle; mais il l'ajourna à un an afin de le lui faire connaître, et lui donna rendez-vous à Annecy, où depuis la Réforme résidaient les évêques de Genève. Madame de Chantal lui renouvela sa demande d'entrer dans une maison religieuse; son directeur lui commanda encore de vivre saintement dans son état, sans songer à quitter sa famille et le monde138. Le saint évêque se faisait un scrupule que l'on comprend, de donner des facilités aux pensées de retraite nourries par cette veuve que ses devoirs envers de vieux parents et des enfants fort jeunes retenaient dans la société. Madame de Chantal s'en retourna soumise quoique troublée. Ses sentiments de fille et de mère étaient d'accord avec les scrupules du prélat, mais l'entraînement divin, cet empire de la grâce dont ce siècle a montré d'éclatants exemples, la spirituelle et irrésistible séduction exercée par saint François de Sales sur les âmes à la fois ardentes et douces, la poussaient avec une force qu'elle ne pouvait combattre. «Je me disois souvent, a-t-elle écrit plus tard: Cet homme n'a rien de l'homme. J'admirois tout ce qu'il faisoit… En l'écoutant, je croyois écouter Dieu même, et toutes ses paroles passoient de sa bouche dans mon cœur comme des paroles de Dieu. Je voyois, en effet, en lui comme un rejaillissement de la Divinité; il me sembloit sentir près de lui comme l'impression de la présence de Dieu qui vivoit et passoit en son serviteur, et j'eusse tenu à grand bonheur de quitter tout le monde pour être dans sa maison la dernière à son service, afin de nourrir mon âme des paroles de vie qui sortoient de sa bouche139.»
La baronne de Chantal fut exacte au rendez-vous. Voyant qu'elle persistait plus que jamais dans ses projets de retraite, et croyant reconnaître là les desseins et la voix de Dieu, saint François de Sales lui dit enfin qu'il y donnait son consentement, et, pour l'éprouver, lui proposa d'entrer dans l'un des trois ordres de femmes dont la règle était la plus sévère, ce qu'elle accepta avec empressement140. L'évêque alors s'ouvrit à elle, et lui annonça que si elle devenait religieuse, ce qui lui paraissait bien difficile encore, ce serait dans un ordre nouveau, dont il lui communiqua
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Cette vie abrégée résume heureusement les principaux faits de la biographie de la baronne de Chantal. Elle est l'œuvre de la fille de Bussy-Rabutin, petite fille, par sa mère, de la sainte. Elle a surtout été composée avec le secours des
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ALEX. FICHET, p. 140. —
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