Mémoires touchant la vie et les écrits de Marie de Rabutin-Chantal, Vol. 6. Aubenas Joseph-Adolphe
il n'est embarrassé que des louanges, des lauriers, et des approbations qu'on lui donne106.»
On lit, au milieu de cette correspondance militaire de madame de Sévigné, deux anecdotes curieuses qui doivent trouver place ici. «Écoutez-moi, ma belle, mande-t-elle à sa fille le 31 juillet, lorsque le gouverneur de Maestricht fit cette belle sortie, le prince d'Orange courut au secours avec une valeur incroyable; il repoussa nos gens l'épée à la main jusque dans les portes; il fut blessé au bras, et dit à ceux qui avoient mal fait: «Voilà, messieurs, comme il falloit faire; c'est vous qui êtes cause de la blessure dont vous faites semblant d'être si touchés.» Le rhingrave le suivoit et fut blessé à l'épaule. Il y a des lieux où l'on craint tant de louer cette action, qu'on aime mieux se taire de l'avantage que nous avons eu107.» Madame de Sévigné, cependant, ne craint pas d'en parler dans ses lettres; ce qui, avec la curiosité trop habituelle de la poste, était presque en parler à haute voix.
L'autre anecdote met en scène M. de Montausier, et dépeint mieux qu'aucun portrait, cet Alceste d'une cour où tout tremble, flatte et loue plus que ne le veut l'idole. «Voici une petite histoire que vous pourrez croire comme si vous l'aviez entendue. Le roi disoit un de ces matins: «En vérité, je crois que nous ne pourrons pas secourir Philisbourg; mais enfin, je n'en serai pas moins roi de France.» M. de Montausier, lui dit: «il est vrai, Sire, que vous seriez encore fort bien roi de France, quand on vous auroit pris Metz, Toul et Verdun, et la Comté, et plusieurs autres provinces dont vos prédécesseurs se sont bien passés.» Chacun se mit à serrer les lèvres, et le roi dit de très-bonne grâce: «Je vous entends bien, M. de Montausier; c'est-à-dire, que vous croyez que mes affaires vont mal: mais je trouve très-bon ce que vous dites, car je sais quel cœur vous avez pour moi.» Cela est très-vrai, et je trouve que tous les deux firent parfaitement bien leur personnage108.» Madame de Sévigné a justement caractérisé cette scène: elle est autant à la louange du prince capable d'entendre la vérité, qu'à celle du serviteur qui osait la dire.
Qui pour le pape ne diroit
Une chose qu'il ne croiroit,
Tout le mois d'août se passa en efforts, de la part des coalisés, pour prendre Maestricht et Philisbourg, et, de la part des Français, pour faire lever le siége de ces deux villes. La suite de cette importante campagne se trouve toute écrite dans la correspondance de madame de Sévigné. D'abord, c'est Philisbourg, où commandait le brave du Fay, qui alarme le plus. On craint que la place ne capitule, ou que M. de Luxembourg, qui cherche, avec trop de circonspection toutefois, à la dégager ne soit battu. «On attend, dit-elle, des nouvelles d'Allemagne avec trémeur; il doit y avoir eu un grand combat109.» Et cinq jours après: «On me mande de Paris (elle est à Livry) que l'on n'a point encore de nouvelles d'Allemagne. L'inquiétude que l'on a sur ce combat, que l'on croit inévitable, ressemble à une violente colique, dont l'accès dure depuis plus de douze jours. M. de Luxembourg accable de courriers. Hélas! ce pauvre M. de Turenne n'en envoyoit jamais; il gagnoit une bataille, et on l'apprenoit par la poste110.» Mais il n'y eut pas de bataille. Les grands généraux n'étaient plus là, et leurs élèves hésitaient autant à engager une action que Louis XIV et Louvois à la prescrire. «Vous savez déjà, mande madame de Sévigné à sa fille, comme cette montagne d'Allemagne est accouchée d'une souris, sans mal ni douleur111.» De leur côté les généraux de l'empereur étaient aussi prudents que les nôtres, et s'inquiétaient moins de battre que de n'être point battus. Sortie de cette appréhension, et se résignant à subir les chances, lentes et douteuses, d'un siége régulier, la cour se mit à afficher l'assurance et presque l'indifférence, et ne furent plus bons courtisans ceux qui montraient trop d'intérêt ou de curiosité: «Savez-vous, reprend madame de Sévigné, que tout d'un coup on a cessé de parler d'Allemagne à Versailles? On répondit, un beau matin, aux gens qui en demandoient bonnement des nouvelles pour soulager leur inquiétude: «Et pourquoi des nouvelles d'Allemagne? Il n'y a point de courrier, il n'en viendra point, on n'en attend point; à quel propos demander des nouvelles d'Allemagne?» Et voilà qui fut fini112.»
Rassurée ou feignant de l'être sur le sort de Philisbourg, la cour se mit à craindre pour Maestricht, à bout de ressources et de résistance. Après avoir longtemps hésité, poussé par l'imminence du péril, on expédia enfin au maréchal de Schomberg, l'ordre d'aller attaquer les assiégeants, coûte que coûte. Madame de Sévigné annonce le 26 août cette détermination à sa fille, dans un style plus maternel que patriotique, car son fils faisait partie de l'expédition: «Les inquiétudes d'Allemagne sont passées en Flandre. L'armée de M. de Schomberg marche; elle sera le 29 en état de secourir Maestricht. Mais ce qui nous afflige comme bonnes Françaises, et qui nous console comme intéressées, c'est qu'on est persuadé que, quelque diligence qu'ils fassent, ils arriveront trop tard. Calvo n'a pas de quoi relever la garde; les ennemis feront un dernier effort, et d'autant plus qu'on tient pour assuré que Villa-Hermosa (le général espagnol) est entré dans les lignes, et doit se joindre au prince d'Orange pour un assaut général… Ces maraudailles de Paris disent que Marphorio demande à Pasquin pourquoi on prend, en une même année, Philisbourg et Maestricht, et que Pasquin répond que c'est parce que M. de Turenne est à Saint-Denis et M. le Prince à Chantilly113.» Madame de Sévigné nous fait bien l'effet de penser un peu comme ces marauds de Paris. Marforio et Pasquin étaient, on le sait, les noms populaires donnés à deux statues antiques mutilées qu'on voyait à Rome, et sur le piédestal desquelles les satiriques plaisants affichaient, par demande et par réponse, leurs réflexions sur les faits et les nouvelles du jour.
Madame de Sévigné admirait fort le sublime du patriotisme chez son vieil ami Corneille; pourtant, nous le redisons, il n'y a rien de moins romain que son âme: elle est femme et mère dans toute la force et la tendresse du mot. «Le baron m'écrit, ajoute-t-elle, et croit qu'avec toute leur diligence, ils n'arriveront pas assez tôt: Dieu le veuille! J'en demande pardon à ma patrie114!» «J'en demande pardon à ma chère patrie, redit-elle le lendemain, mais je voudrois bien que M. de Schomberg ne trouvât point d'occasion de se battre: sa froideur et sa manière tout opposée à M. de Luxembourg, me font craindre aussi un procédé tout différent115.»
Froid et prudent, en effet, mais au besoin vigoureux et déterminé, le maréchal de Schomberg marchait vers Maestricht bien résolu à mettre à profit la permission qu'on lui avait donnée de livrer bataille. Il avait sur le cœur les reproches que dès lors on lui adressait d'avoir, pour complaire à Louvois, empêché, à Urtebise, le roi d'attaquer le prince d'Orange. Mais il vit fuir cette occasion de gloire qu'il recherchait, et son expédition eut plus de succès que d'éclat. En annonçant ce résultat si conforme à la fois à ses vœux de Française et de mère, madame de Sévigné célèbre, en s'inclinant, comme tous ceux qui avaient craint ou douté, la fortune du roi, qui, à partir de cet instant, va devenir le texte de toutes les harangues, le sujet de tous les poëmes. «Ce que nous avons admiré tous ensemble (écrit-elle de Livry où se trouvent avec elle d'Hacqueville, madame de Vins, madame de Coulanges, et Brancas, le distrait), c'est l'extrême bonheur du roi, qui, nonobstant les mesures trop étroites et trop justes qu'on avoit fait prendre à M. de Schomberg pour marcher au secours de Maestricht, apprend que ses troupes ont fait lever le siége à leur approche, et en se présentant seulement. Les ennemis n'ont point voulu attendre le combat: le prince d'Orange, qui avoit regret à ses peines, vouloit tout hasarder, mais Villa-Hermosa n'a pas cru devoir exposer ses troupes; de sorte que, non-seulement ils ont promptement levé le siége, mais encore abandonné leur poudre, leurs canons; enfin tout ce qui marque une fuite. Il n'y a rien de si bon que d'avoir affaire avec des confédérés pour avoir toutes sortes d'avantages: mais ce qui est encore meilleur, c'est de souhaiter ce que le roi souhaite; on est assuré d'avoir toujours contentement. J'étois dans la plus grande inquiétude
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