Mémoires touchant la vie et les écrits de Marie de Rabutin-Chantal, Vol. 6. Aubenas Joseph-Adolphe

Mémoires touchant la vie et les écrits de Marie de Rabutin-Chantal, Vol. 6 - Aubenas Joseph-Adolphe


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son retour de Montpellier, où il avait terminé la guerre du midi contre les religionnaires. Madame de Chantal voulait rendre compte à son guide bien-aimé de sa gestion depuis deux ans, et lui communiquer les observations que l'expérience lui avait suggérées pour l'affermissement et les progrès de leur institut. Mais l'évêque, obligé de quitter Lyon pour quelque temps, ajourna toute conférence sérieuse à l'époque de leur retour à Annecy, et, en attendant, il l'envoya visiter les maisons déjà florissantes de Grenoble et de Belley.

      Hélas! ils ne devaient plus se revoir! Madame de Chantal était à peine arrivée à Grenoble que le saint évêque succombait à une courte maladie qui l'emporta le 28 décembre. Cette cruelle nouvelle lui parvint à Belley, le jour des Rois. Elle l'apprit par une lettre que lui écrivait le frère et le successeur à l'évêché de Genève, de saint François de Sales. La mère de Chantal a consigné elle-même, dans une lettre à l'une des supérieures de son ordre, et sa douleur, et sa confiance en la béatitude du saint prélat, et sa résignation en Dieu, fruit des enseignements de celui qu'elle appelle en vingt endroits de sa correspondance, son père, son unique père, son très-cher seigneur, son directeur et son unique soutien sur la terre. «En lisant cette lettre, dit-elle (celle qui lui annonçait la perte qu'elle venait de faire), je me mis à genoux, et adorai la divine Providence, embrassant au mieux qu'il me fut possible, la très-sainte volonté de Dieu, et en elle mon incomparable affliction; je pleurai abondamment le reste du jour, toute la nuit, et jusqu'après la sainte communion du jour suivant, mais fort doucement, et avec grande paix et tranquillité dans cette volonté divine, et en la gloire dont jouit ce bienheureux, car Dieu m'en donna beaucoup de sentiments, avec des lumières fort claires des dons et grâces qu'il lui avoit conférés, et de grands désirs de vivre désormais selon ce que j'ai reçu de cette sainte âme181

      Madame de Chantal voulut faire transporter dans l'église de la maison mère le corps du saint prélat, afin de passer ainsi auprès de lui les années que la Providence lui destinait encore. Elle multiplia les démarches, écrivit de la manière la plus pressante à tous les personnages compétents de France et de Savoie, et obtint enfin ce qu'elle désirait avec tant d'ardeur182. Elle rentra elle-même à Annecy vers le 15 janvier 1623: «En entrant dans son monastère, le cœur pressé de douleur, et voyant ses filles fondre en larmes, elle ne put leur parler; mais elle les mena devant le saint sacrement pour y chercher la seule consolation que puissent espérer des âmes véritablement touchées183.» Dès le lendemain elle s'occupa avec un soin filial des préparatifs de la pompe funèbre de celui qui restait toujours son père spirituel; et quelques jours après, le corps de l'illustre évêque étant arrivé à Annecy, au milieu d'un immense concours de peuple accouru des points les plus éloignés pour le recevoir, la mère de Chantal lui fit faire, dans l'église de la Visitation, des obsèques magnifiques. Il resta pendant quelques jours exposé près de la grille du sanctuaire, en attendant la construction du tombeau qui lui était destiné. Le cœur fut laissé à la maison de Lyon, où saint François de Sales était mort. Le jour de l'arrivée du cercueil, madame de Chantal passa plusieurs heures à genoux devant ces restes vénérés, et comme si le saint pouvait l'entendre, persuadée tout au moins que du haut du ciel il lisait dans son cœur et dans sa pensée, elle lui rendit ce compte de deux années de sa vie que son directeur avait renvoyé à leur retour à Annecy184.

      Ces derniers honneurs rendus à la dépouille du saint évêque, la mère de Chantal s'occupa de sa mémoire. Elle forma le triple projet de réunir et de publier ses écrits, de rassembler les éléments de sa biographie, et surtout de faire constater les preuves de sa sainteté, afin d'arriver à la béatification de celui qui avait réalisé à ses yeux le plus pur et le plus cher modèle de la perfection ici-bas. Elle partit immédiatement pour Moulins et Lyon, dans l'intention d'y constater tout ce que le prélat avait fait et dit dans les derniers temps de sa vie185. De retour à Annecy avec sa riche moisson de saintes paroles et de faits miraculeux, elle coordonna, de concert avec ses plus anciennes religieuses, les observations de leur fondateur pour la perfection de l'institut de la Visitation, et elle en fit un livre, appelé le Coutumier, qui devint et est resté la règle chérie de cet ordre186. Elle classa ensuite les notes qu'elle avait déjà rédigées elle-même, à diverses époques, sur la vie de son directeur et de son ami, y ajouta les fidèles souvenirs des sœurs qui l'entouraient, et tous les renseignements qui lui furent transmis de France et de Savoie. Elle donna ses soins à l'impression des Épîtres, des Entretiens, des Méditations et des Sermons de l'éloquent prélat187. L'un des principaux ouvrages de l'évêque de Genève, le traité de l'Amour de Dieu, avait été composé à son intention, et en quelque sorte inspiré par elle. Saint François de Sales l'a indiqué lui-même dans sa préface: «Comme cette âme, dit-il, m'est en la considération que Dieu sait, elle n'a pas eu peu de pouvoir pour animer la mienne en cette rencontre.» Et dans une de ses lettres, s'adressant à madame de Chantal elle-même, il lui dit expressément: «Le livre de l'Amour de Dieu, ma chère fille, a été fait particulièrement pour vous188

      Saint François de Sales avait aussi, de son côté, recueilli avec soin toutes les lettres que son amie en Dieu lui avait écrites, et il se proposait de les publier, comme un nouveau traité familier et naïf de l'amour divin. Sa mort trop prompte sauva l'humilité de la mère de Chantal de cet honneur redouté. «L'évêque de Genève (frère et successeur de saint François de Sales), ajoute le biographe émérite de la fondatrice de la Visitation, lui renvoya ses lettres contenant les plus secrets sentiments de son âme, que le saint évêque avoit cotées de sa main pour servir à l'histoire de sa vie, qu'il vouloit écrire un jour à loisir189.» Il les avait conservées, disait-il, comme un trésor qui n'avoit point de prix190. Mais madame de Chantal les jeta au feu, afin de se soustraire à tout jamais au danger qu'elle avait couru.

      Cette double image de saint François de Sales et de sainte Chantal a été, au dix-septième siècle, un des beaux spectacles pour l'âme et pour la foi. «Leur mutuelle affection (dit éloquemment, en employant le style familier au saint lui-même, leur commun historien, qui le plus souvent n'est que minutieux et naïf), étoit claire comme le soleil et blanche comme la neige, forte, inviolable, sincère, mais douce, paisible, tranquille et toute en Dieu191.» C'est à la fois, sur cette étroite et mystique union, le dernier mot de la religion et de l'histoire.

      Restée seule chargée de la direction de l'institut de la Visitation de Sainte-Marie, la mère de Chantal ne négligea rien pour faire prospérer l'œuvre commune. Indépendamment de son désir, qui chez elle primait tout, d'être agréable à Dieu, il lui semblait que la meilleure manière d'honorer son père spirituel était de ne pas laisser dépérir entre ses mains, de conduire au contraire dans les voies d'une perfection constante la création préférée de cette grande âme.

      Au mois de mai 1624, la mère de la Visitation eut à s'occuper du mariage de son fils, le baron de Chantal, avec mademoiselle de Coulanges, «fort riche, fort aimable et fort estimée d'elle192.» On a vu quel fut le caractère de ce fils ardent, bouillant, caustique, duelliste effréné, mais ami loyal et dévoué. On connaît sa mort, arrivée le 22 juillet 1627, trois ans seulement après son mariage, en combattant, dans l'île de Rhé, les Anglais venus au secours de la Rochelle, où se défendait la dernière armée de la Réforme193.

      La douleur et la résignation de madame de Chantal en apprenant cette perte nouvelle furent ce qu'on pouvait attendre d'une âme toute en Dieu, et du cœur d'une mère qui croyait son fils sauvé pour l'éternité, parce qu'il avait trouvé la mort en combattant les hérétiques, et après avoir accompli ses devoirs religieux. Cette page, que nous empruntons


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<p>181</p>

MADAME DE CHANTAL, lettre à la supérieure de Paris: Lettres, t. Ier, p. 473. – P. Fichet, p. 351.

<p>182</p>

MADAME DE CHANTAL, Lettres, t. II, p. 94.

<p>183</p>

Abrégé, etc., p. 40.

<p>184</p>

HENRI DE MAUPAS, p. 364.

<p>185</p>

Id., ibid., p. 365.

<p>186</p>

MADAME DE CHANTAL Lettres, t. II, p. 251, 377 et 471.

<p>187</p>

HENRI DE MAUPAS, p. 370. —Abrégé, etc., p. 42. Dans les lettres inédites données récemment par M. de Barthélemy, on voit bien toute la sollicitude de madame de Chantal pour la publication des œuvres de son ami. (Conf. t. II, p. 119, 120, 121, 151, 164, 184, 303 et 353. Ce deuxième volume est entièrement inédit.)

<p>188</p>

HENRI DE MAUPAS, p. 371.

<p>189</p>

HENRI DE MAUPAS, p. 366.

<p>190</p>

Abrégé, etc., p. 42.

<p>191</p>

HENRI DE MAUPAS, p. 359.

<p>192</p>

Abrégé, etc., p. 42.

<p>193</p>

Cf. WALCKENAER, Mémoires sur madame de Sévigné, t. Ier, p. 4-7. Cf. encore Notice sur la même, éd. Monmerqué, t. Ier, p. 55.