La Comédie humaine, Volume 4. Honore de Balzac
à dénigrer ceux d'entre eux qui les dépassent de quelques pouces, et les demi-dieux à menacer les institutions, le trône, enfin tout ce qui ne les adore pas sans condition. Dès qu'une nation a très impolitiquement abattu les supériorités sociales reconnues, elle ouvre des écluses par où se précipite un torrent d'ambitions secondaires dont la moindre veut encore primer; elle avait dans son aristocratie un mal, au dire des démocrates, mais un mal défini, circonscrit; elle l'échange contre dix aristocraties contendantes et armées, la pire des situations. En proclamant l'égalité de tous, on a promulgué la déclaration des droits de l'Envie. Nous jouissons aujourd'hui des saturnales de la Révolution transportées dans le domaine, paisible en apparence, de l'esprit, de l'industrie et de la politique; aussi, semble-t-il aujourd'hui que les réputations dues au travail, aux services rendus, au talent, soient des priviléges accordés aux dépens de la masse. On étendra bientôt la loi agraire jusque dans le champ de la gloire. Donc, jamais dans aucun temps, on n'a demandé le triage de son nom sur le volet public à des motifs plus puérils. On se distingue à tout prix par le ridicule, par une affectation d'amour pour la cause polonaise, pour le système pénitentiaire, pour l'avenir des forçats libérés, pour les petits mauvais sujets au-dessus ou au-dessous de douze ans, pour toutes les misères sociales. Ces diverses manies créent des dignités postiches, des présidents, des vice-présidents et des secrétaires de sociétés dont le nombre dépasse à Paris celui des questions sociales qu'on cherche à résoudre. On a démoli la grande société pour en faire un millier de petites à l'image de la défunte. Ces organisations parasites ne révèlent-elles pas la décomposition? n'est-ce pas le fourmillement des vers dans le cadavre? Toutes ces sociétés sont filles de la même mère, la Vanité. Ce n'est pas ainsi que procèdent la Charité catholique ou la vraie Bienfaisance, elles étudient les maux sur les plaies en les guérissant, et ne pérorent pas en assemblée sur les principes morbifiques pour le plaisir de pérorer.
Fabien du Ronceret, sans être un homme supérieur, avait deviné, par l'exercice de ce sens avide particulier à la Normandie, tout le parti qu'il pouvait tirer de ce vice public. Chaque époque a son caractère que les gens habiles exploitent. Fabien ne pensait qu'à faire parler de lui. « – Mon cher, il faut faire parler de soi pour être quelque chose! disait-il en parlant au roi d'Alençon, à du Bousquier, un ami de son père. Dans six mois je serai plus connu que vous!» Fabien traduisait ainsi l'esprit de son temps, il ne le dominait pas, il y obéissait. Il avait débuté dans la Bohême, un district de la topographie morale de Paris (Voir Un Prince de la Bohême, Scènes de la Vie Parisienne), où il fut connu sous le nom de l'héritier à cause de quelques prodigalités préméditées. Du Ronceret avait profité des folies de Couture pour la jolie madame Cadine, une des actrices nouvelles à qui l'on accordait le plus de talent sur une des scènes secondaires, et à qui, durant son opulence éphémère, il avait arrangé, rue Blanche, un délicieux rez-de-chaussée à jardin. Ce fut ainsi que du Ronceret et Couture firent connaissance. Le Normand, qui voulait du luxe tout prêt et tout fait, acheta le mobilier de Couture et les embellissements qu'il était obligé de laisser dans l'appartement, un kiosque où l'on fumait, une galerie en bois rustiqué garnie de nattes indiennes et ornée de poteries pour gagner le kiosque par les temps de pluie. Quand on complimentait l'Héritier sur son appartement, il l'appelait sa tanière. Le provincial se gardait bien de dire que Grindot l'architecte y avait déployé tout son savoir-faire, comme Stidmann dans les sculptures, et Léon de Lora dans la peinture; car il avait pour défaut capital cet amour-propre qui va jusqu'au mensonge dans le désir de se grandir. L'Héritier compléta ces magnificences par une serre qu'il établit le long d'un mur à l'exposition du midi, non qu'il aimât les fleurs, mais il voulut attaquer l'opinion publique par l'horticulture. En ce moment, il atteignait presque à son but. Devenu vice-président d'une société jardinière quelconque présidée par le duc de Vissembourg, frère du prince de Chiavari, le fils cadet du feu maréchal Vernon, il avait orné du ruban de la Légion-d'Honneur son habit de vice-président, après une exposition de produits dont le discours d'ouverture acheté cinq cents francs à Lousteau fut hardiment prononcé comme de son cru. Il fut remarqué pour une fleur que lui avait donnée le vieux Blondet d'Alençon, père d'Émile Blondet, et qu'il présenta comme obtenue dans sa serre. Ce succès n'était rien. L'Héritier, qui voulait être accepté comme un homme d'esprit, avait formé le plan de se lier avec les gens célèbres pour en refléter la gloire, plan d'une mise à exécution difficile en ne lui donnant pour base qu'un budget de huit mille francs. Aussi, Fabien du Ronceret s'était-il adressé tour à tour et sans succès à Bixiou, à Stidmann, à Léon de Lora pour être présenté chez madame Schontz et faire partie de cette ménagerie de lions en tous genres. Il paya si souvent à dîner à Couture, que Couture prouva catégoriquement à madame Schontz qu'elle devait acquérir un pareil original, ne fût-ce que pour en faire un de ces élégants valets sans gages que les maîtresses de maison emploient aux commissions pour lesquelles on ne trouve pas de domestiques.
En trois soirées madame Schontz pénétra Fabien et se dit: – «Si Couture ne me convient pas, je suis sûre de bâter celui-là. Maintenant mon avenir va sur deux pieds!» Ce sot de qui tout le monde se moquait devint donc le préféré, mais dans une intention qui rendait la préférence injurieuse, et ce choix échappait à toutes les suppositions par son improbabilité même. Madame Schontz enivrait Fabien de sourires accordés à la dérobée, de petites scènes jouées au seuil de la porte en le reconduisant le dernier lorsque monsieur de Rochefide restait le soir. Elle mettait souvent Fabien en tiers avec Arthur dans sa loge aux Italiens et aux premières représentations; elle s'en excusait en disant qu'il lui rendait tel ou tel service, et qu'elle ne savait comment le remercier. Les hommes ont entre eux une fatuité qui leur est d'ailleurs commune avec les femmes, celle d'être aimés absolument. Or, de toutes les passions flatteuses, il n'en est pas de plus prisée que celle d'une madame Schontz pour ceux qu'elles rendent l'objet d'un amour dit de cœur par opposition à l'autre amour. Une femme comme madame Schontz, qui jouait à la grande dame, et dont la valeur réelle était supérieure, devait être et fut un sujet d'orgueil pour Fabien qui s'éprit d'elle au point de ne jamais se présenter qu'en toilette, bottes vernies, gants paille, chemise brodée et à jabot, gilets de plus en plus variés, enfin avec tous les symptômes extérieurs d'un culte profond. Un mois avant la conférence de la duchesse et de son directeur, madame Schontz avait confié le secret de sa naissance et de son vrai nom à Fabien qui ne comprit pas le but de cette confidence. Quinze jours après, madame Schontz, étonnée du défaut d'intelligence du Normand, s'écria: « – Mon Dieu! suis-je niaise! il se croit aimé pour lui-même.» Et alors elle emmena l'Héritier dans sa calèche, au Bois, car elle avait depuis un an petite calèche et petite voiture basse à deux chevaux. Dans ce tête-à-tête public, elle traita la question de sa destinée et déclara vouloir se marier. « – J'ai sept cent mille francs, dit-elle, je vous avoue que, si je rencontrais un homme plein d'ambition et qui sût comprendre mon caractère, je changerais de position, car savez-vous quel est mon rêve? Je voudrais être une bonne bourgeoise, entrer dans une famille honnête, et rendre mon mari, mes enfants, tous bien heureux!» Le Normand voulait bien être distingué par madame Schontz; mais l'épouser, cette folie parut discutable à un garçon de trente-huit ans que la révolution de juillet avait fait juge. En voyant cette hésitation, madame Schontz prit l'Héritier pour cible de ses traits d'esprit, de ses plaisanteries, de son dédain, et se tourna vers Couture. En huit jours, le spéculateur, à qui elle fit flairer sa caisse, offrit sa main, son cœur et son avenir, trois choses de la même valeur.
Les manéges de madame Schontz en étaient là lorsque madame de Grandlieu s'enquit de la vie et des mœurs de la Béatrix de la rue Saint-Georges.
D'après le conseil de l'abbé Brossette, la duchesse pria le marquis d'Ajuda de lui amener le roi des coupe-jarrets politiques, le célèbre comte Maxime de Trailles, l'archiduc de la Bohême, le plus jeune des jeunes gens, quoiqu'il eût quarante-huit ans. Monsieur d'Ajuda s'arrangea pour dîner avec Maxime au club de la rue de Beaune, et lui proposa d'aller faire un mort chez le duc de Grandlieu qui, pris par la goutte avant le dîner, se trouvait seul. Quoique le gendre du duc de Grandlieu, le cousin de la duchesse, eût bien le droit de le présenter dans un salon où jamais il n'avait mis les pieds, Maxime de Trailles ne s'abusa pas sur la portée d'une invitation ainsi faite, il pensa que le duc ou la duchesse avaient besoin de lui. Ce n'est pas