La Comédie humaine, Volume 4. Honore de Balzac
missions politiques. Ceci suffit à expliquer son entrevue avec la duchesse, son prestige chez madame Schontz, et l'autorité de sa parole dans une conférence qu'il comptait avoir sur le boulevard des Italiens avec un jeune homme déjà célèbre, quoique nouvellement entré dans la Bohême.
Le lendemain, à son lever, Maxime de Trailles entendit annoncer Finot qu'il avait mandé la veille, il le pria d'arranger le hasard d'un déjeuner au Café Anglais où Finot, Couture et Lousteau babilleraient près de lui. Finot, qui se trouvait vis-à-vis du comte de Trailles dans la position d'un colonel devant un maréchal de France, ne pouvait lui rien refuser; il était d'ailleurs trop dangereux de piquer ce lion. Aussi, quand Maxime vint déjeuner, vit-il Finot et ses deux amis attablés, la conversation avait déjà mis le cap sur madame Schontz. Couture, bien manœuvré par Finot et par Lousteau qui fut à son insu le compère de Finot, apprit au comte de Trailles tout ce qu'il voulait savoir sur madame Schontz.
Vers une heure, Maxime mâchonnait son cure-dents en causant avec du Tillet sur le perron de Tortoni où se tient cette petite Bourse, préface de la grande. Il paraissait occupé d'affaires, mais il attendait le jeune comte de La Palférine qui, dans un temps donné, devait passer par là. Le boulevard des Italiens est aujourd'hui ce qu'était le Pont-Neuf en 1650, tous les gens connus le traversent au moins une fois par jour. En effet, au bout de dix minutes, Maxime quitta le bras de du Tillet en faisant un signe de tête au jeune prince de la Bohême, et lui dit en souriant: – A moi, comte, deux mots!..
Les deux rivaux, l'un astre à son déclin, l'autre un soleil à son lever, allèrent s'asseoir sur quatre chaises devant le Café de Paris. Maxime eut soin de se placer à une certaine distance de quelques vieillots qui par habitude se mettent en espalier, dès une heure après midi, pour sécher leurs affections rhumatiques. Il avait d'excellentes raisons pour se défier des vieillards. (Voir Une Esquisse d'après nature, Scènes de la Vie Parisienne.)
– Avez-vous des dettes?.. dit Maxime au jeune comte.
– Si je n'en avais pas, serais-je digne de vous succéder?.. répondit La Palférine.
– Quand je vous fais une semblable question, je ne mets pas la chose en doute, répliqua Maxime, je veux uniquement savoir si le total est respectable, et s'il va sur cinq ou sur six?
– Six, quoi?
– Six chiffres! si vous devez cinquante ou cent mille?.. J'ai dû, moi, jusqu'à six cent mille.
La Palférine ôta son chapeau d'une façon aussi respectueuse que railleuse.
– Si j'avais le crédit d'emprunter cent mille francs, répondit le jeune homme, j'oublierais mes créanciers et j'irais passer ma vie à Venise, au milieu des chefs-d'œuvre de la peinture, au théâtre le soir, la nuit avec de jolies femmes, et…
– Et à mon âge, que deviendriez-vous? demanda Maxime.
– Je n'irais pas jusque-là, répliqua le jeune comte.
Maxime rendit la politesse à son rival en soulevant légèrement son chapeau par un geste de gravité risible.
– C'est une autre manière de voir la vie, répondit-il d'un ton de connaisseur à connaisseur. Vous devez…?
– Oh! une misère indigne d'être avouée à un oncle; si j'en avais un, il me déshériterait à cause de ce pauvre chiffre, six mille!..
– On est plus gêné par six que par cent mille francs, dit sentencieusement Maxime. La Palférine! vous avez de la hardiesse dans l'esprit, vous avez encore plus d'esprit que de hardiesse, vous pouvez aller très loin, devenir un homme politique. Tenez… de tous ceux qui se sont lancés dans la carrière au bout de laquelle je suis et qu'on a voulu m'opposer, vous êtes le seul qui m'ayez plu.
La Palférine rougit, tant il se trouva flatté de cet aveu fait avec une gracieuse bonhomie par le chef des aventuriers parisiens. Ce mouvement de son amour-propre fut une reconnaissance d'infériorité qui le blessa; mais Maxime devina ce retour offensif, facile à prévoir chez une nature si spirituelle, et il y porta remède aussitôt en se mettant à la discrétion du jeune homme.
– Voulez-vous faire quelque chose pour moi, qui me retire du cirque olympique par un beau mariage, je ferai beaucoup pour vous, reprit-il.
– Vous allez me rendre bien fier: c'est réaliser la fable du rat et du lion, dit La Palférine.
– Je commencerai par vous prêter vingt mille francs, répondit Maxime en continuant.
– Vingt mille francs?.. Je savais bien qu'à force de me promener sur ce boulevard… dit La Palférine en façon de parenthèse.
– Mon cher, il faut vous mettre sur un certain pied, dit Maxime en souriant, ne restez pas sur vos deux pieds, ayez-en six; faites comme moi, je ne suis jamais descendu de mon tilbury…
– Mais alors vous allez me demander des choses par-dessus mes forces!
– Non, il s'agit de vous faire aimer d'une femme, en quinze jours.
– Est-ce une fille?
– Pourquoi!
– Ce serait impossible; mais s'il s'agissait d'une femme très comme il faut, et de beaucoup d'esprit…
– C'est une très illustre marquise!
– Vous voulez avoir de ses lettres?.. dit le jeune comte.
– Ah!.. tu me vas au cœur, s'écria Maxime. Non, il ne s'agit pas de cela.
– Il faut donc l'aimer?
– Oui, dans le sens réel…
– Si je dois sortir de l'esthétique, c'est tout à fait impossible, dit La Palférine. J'ai, voyez-vous, à l'endroit des femmes, une certaine probité, nous pouvons les rouer, mais non les…
– Ah! l'on ne m'a donc pas trompé, s'écria Maxime. Crois-tu donc que je sois homme à proposer de petites infamies de deux sous?.. Non, il faut aller, il faut éblouir, il faut vaincre. Mon compère, je te donne vingt mille francs ce soir et dix jours pour triompher. A ce soir, chez madame Schontz!
– J'y dîne.
– Bien, reprit Maxime. Plus tard, quand vous aurez besoin de moi, monsieur le comte, vous me trouverez, ajouta-t-il d'un ton de roi qui s'engage au lieu de promettre.
– Cette pauvre femme vous a donc fait bien du mal? demanda La Palférine.
– N'essaie pas de jeter la sonde dans mes eaux, mon petit, et laisse-moi te dire qu'en cas de succès tu te trouveras de si puissantes protections que tu pourras, comme moi, te retirer dans un beau mariage, quand tu t'ennuieras de ta vie de Bohême.
– Il y a donc un moment où l'on s'ennuie de s'amuser? dit La Palférine, de n'être rien, de vivre comme les oiseaux, de chasser dans Paris comme les Sauvages et de rire de tout!..
– Tout fatigue, même l'Enfer, dit Maxime en riant. A ce soir!
Les deux roués, le jeune et le vieux, se levèrent. En regagnant son escargot à un cheval, Maxime se dit: – Madame d'Espard ne peut pas souffrir Béatrix, elle va m'aider… A l'hôtel de Grandlieu, cria-t-il à son cocher en voyant passer Rastignac.
Trouvez un grand homme sans faiblesses?.. Maxime vit la duchesse, madame du Guénic et Clotilde en larmes.
– Qu'y a-t-il? demanda-t-il à la duchesse.
– Calyste n'est pas rentré, c'est la première fois, et ma pauvre Sabine est au désespoir.
– Madame la duchesse, dit Maxime en attirant la femme pieuse dans l'embrasure d'une fenêtre, au nom de Dieu qui nous jugera, gardez le plus profond secret sur mon dévouement, exigez-le de d'Ajuda, que jamais Calyste ne sache rien de nos trames, ou nous aurions ensemble un duel à mort… Quand je vous ai dit qu'il ne vous en coûterait pas grand'chose, j'entendais que vous ne dépenseriez pas des sommes folles, il me faut environ vingt mille francs; mais tout le reste me regarde, et il faudra faire donner des places importantes, peut-être une Recette générale.
La duchesse et Maxime sortirent. Quand