La Comédie humaine, Volume 4. Honore de Balzac

La Comédie humaine, Volume 4 - Honore de Balzac


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Modeste pendant tout le temps qu'il te parlera. Mon digne ami te priera de sortir et d'aller te promener, pour rentrer au bout d'une heure environ, sur les neuf heures, d'un air empressé; tâche alors d'imiter la respiration d'un homme essoufflé, puis tu lui diras à l'oreille, tout bas, et néanmoins de manière que mademoiselle Modeste t'entende: —Le jeune homme arrive!

      Exupère devait partir le lendemain pour Paris, y commencer son Droit. Ce prochain départ avait décidé Latournelle à proposer à son ami Dumay son fils pour complice de l'importante conspiration que cet ordre peut faire entrevoir.

      – Est-ce que mademoiselle Modeste serait soupçonnée d'avoir une intrigue? demanda Butscha d'une voix timide à sa patronne.

      – Chut! Butscha, répondit madame Latournelle en reprenant le bras de son mari.

      Madame Latournelle, fille du greffier du tribunal de première instance, se trouve suffisamment autorisée par sa naissance à se dire issue d'une famille parlementaire. Cette prétention indique déjà pourquoi cette femme, un peu trop couperosée, tâche de se donner la majesté du tribunal dont les jugements sont griffonnés par monsieur son père. Elle prend du tabac, se tient roide comme un pieu, se pose en femme considérable, et ressemble parfaitement à une momie à laquelle le galvanisme aurait rendu la vie pour un instant. Elle essaie de donner des tons aristocratiques à sa voix aigre; mais elle n'y réussit pas plus qu'à couvrir son défaut d'instruction. Son utilité sociale semble incontestable à voir les bonnets armés de fleurs qu'elle porte, les tours tapés sur ses tempes, et les robes qu'elle choisit. Où les marchands placeraient-ils ces produits, s'il n'existait pas des madame Latournelle? Tous les ridicules de cette digne femme, essentiellement charitable et pieuse, eussent peut-être passé presque inaperçus; mais la nature, qui plaisante parfois en lâchant de ces créations falotes, l'a douée d'une taille de tambour-major, afin de mettre en lumière les inventions de cet esprit provincial. Elle n'est jamais sortie du Havre, elle croit en l'infaillibilité du Havre, elle achète tout au Havre, elle s'y fait habiller; elle se dit Normande jusqu'au bout des ongles, elle vénère son père et adore son mari. Le petit Latournelle eut la hardiesse d'épouser cette fille arrivée à l'âge anti-matrimonial de trente-trois ans, et sut en avoir un fils. Comme il eût obtenu partout ailleurs les soixante mille francs de dot donnés par le greffier, on attribua son intrépidité peu commune au désir d'éviter l'invasion du Minotaure, de laquelle ses moyens personnels l'eussent difficilement garanti, s'il avait eu l'imprudence de mettre le feu chez lui, en y mettant une jeune et jolie femme. Le notaire avait tout bonnement reconnu les grandes qualités de mademoiselle Agnès (elle se nommait Agnès), et remarqué combien la beauté d'une femme passe promptement pour un mari. Quant à ce jeune homme insignifiant, à qui le greffier imposa son nom normand sur les fonts, madame Latournelle est encore si surprise d'être devenue mère, à trente-cinq ans sept mois, qu'elle se retrouverait des mamelles et du lait pour lui, s'il le fallait, seule hyperbole qui puisse peindre sa folle maternité.

      – Comme il est beau, mon fils!.. disait-elle à sa petite amie Modeste en le lui montrant, sans aucune arrière-pensée, quand elles allaient à la messe et que son bel Exupère marchait en avant.

      – Il vous ressemble, répondait Modeste Mignon comme elle eût dit: Quel vilain temps!

      La silhouette de ce personnage, très accessoire, paraîtra nécessaire en disant que madame Latournelle était depuis environ trois ans le chaperon de la jeune fille à laquelle le notaire et Dumay son ami voulaient tendre un de ces piéges appelés souricières dans la Physiologie du Mariage.

      Quant à Latournelle, figurez-vous un bon petit homme, aussi rusé que la probité la plus pure le permet, et que tout étranger prendrait pour un fripon à voir l'étrange physionomie à laquelle le Havre s'est habitué. Une vue, dite tendre, force le digne notaire à porter des lunettes vertes pour conserver ses yeux, constamment rouges. Chaque arcade sourcilière, ornée d'un duvet assez rare, dépasse d'une ligne environ l'écaille brune du verre en en doublant en quelque sorte le cercle. Si vous n'avez pas observé déjà sur la figure de quelque passant l'effet produit par ces deux circonférences superposées et séparées par un vide, vous ne sauriez imaginer combien un pareil visage vous intrigue; surtout quand ce visage, pâle et creusé, se termine en pointe comme celui de Méphistophélès que les peintres ont copié sur le masque des chats, car telle est la ressemblance offerte par Babylas Latournelle. Au-dessus de ces atroces lunettes vertes s'élève un crâne dénudé, d'autant plus artificieux que la perruque, en apparence douée de mouvement, a l'indiscrétion de laisser passer des cheveux blancs de tous côtés, et coupe toujours le front inégalement. En voyant cet estimable Normand, vêtu de noir comme un coléoptère, monté sur ses deux jambes comme sur deux épingles, et le sachant le plus honnête homme du monde, on cherche, sans la trouver, la raison de ces contre-sens physiognomiques.

      Jean Butscha, pauvre enfant naturel abandonné, de qui le greffier Labrosse et sa fille avaient pris soin, devenu premier clerc à force de travail, logé, nourri chez son patron qui lui donne neuf cents francs d'appointements, sans aucun semblant de jeunesse, presque nain, faisait de Modeste une idole: il eût donné sa vie pour elle. Ce pauvre être, dont les yeux semblables à deux lumières de canon sont pressés entre les paupières épaisses, marqué de la petite vérole, écrasé par une chevelure crépue, embarrassé de ses mains énormes, vivait sous les regards de la pitié depuis l'âge de sept ans: ceci ne peut-il pas vous l'expliquer tout entier? Silencieux, recueilli, d'une conduite exemplaire, religieux, il voyageait dans l'immense étendue du pays appelé, sur la carte de Tendre, Amour-sans-espoir, les steppes arides et sublimes du Désir. Modeste avait surnommé ce grotesque premier clerc le nain mystérieux. Ce sobriquet fit lire à Butscha le roman de Walter Scott, et il dit à Modeste: – Voulez-vous, pour le jour du danger, une rose de votre nain mystérieux? Modeste refoula soudain l'âme de son adorateur dans sa cabane de boue, par un de ces regards terribles que les jeunes filles jettent aux hommes qui ne leur plaisent pas. Butscha se surnommait lui-même le clerc obscur, sans savoir que ce calembour remonte à l'origine des panonceaux; mais il n'était, de même que sa patronne, jamais sorti du Havre.

      Peut-être est-il nécessaire, dans l'intérêt de ceux qui ne connaissent pas le Havre, d'en dire un mot en expliquant où se rendait la famille Latournelle, car le premier clerc y est évidemment inféodé.

      Ingouville est au Havre ce que Montmartre est à Paris, une haute colline au pied de laquelle la ville s'étale, à cette différence près que la mer et la Seine entourent la ville et la colline, que le Havre se voit fatalement circonscrit par d'étroites fortifications, et qu'enfin l'embouchure du fleuve, le port, les bassins, présentent un spectacle tout autre que celui des cinquante mille maisons de Paris. Au bas de Montmartre, un océan d'ardoises montre ses lames bleues figées; à Ingouville, on voit comme des toits mobiles agités par les vents. Cette éminence, qui, depuis Rouen jusqu'à la mer, côtoie le fleuve en laissant une marge plus ou moins resserrée entre elle et les eaux, mais qui certes contient des trésors de pittoresque avec ses villes, ses gorges, ses vallons, ses prairies, acquit une immense valeur à Ingouville depuis 1816, époque à laquelle commença la prospérité du Havre. Cette commune devint l'Auteuil, le Ville-d'Avray, le Montmorency des commerçants, qui se bâtirent des villas étagées sur cet amphithéâtre pour y respirer l'air de la mer parfumé par les fleurs de leurs somptueux jardins. Ces hardis spéculateurs s'y reposent des fatigues de leurs comptoirs et de l'atmosphère de leurs maisons serrées les unes contre les autres, sans espace, souvent sans cour, comme les font et l'accroissement de la population du Havre, et la ligne inflexible de ses remparts, et l'agrandissement des bassins. En effet, quelle tristesse au cœur du Havre, et quelle joie à Ingouville! La loi du développement social a fait éclore comme un champignon le faubourg de Graville, aujourd'hui plus considérable que le Havre, et qui s'étend au bas de la côte comme un serpent.

      A sa crête, Ingouville n'a qu'une rue; et, comme dans toutes ces positions, les maisons qui regardent la Seine ont nécessairement un immense avantage sur celles de l'autre côté du chemin auxquelles elles masquent cette vue, mais qui se dressent, comme des spectateurs, sur la pointe des pieds, afin de voir par-dessus les toits. Néanmoins il existe là, comme partout, des servitudes. Quelques maisons assises au sommet occupent une position supérieure ou jouissent d'un droit de vue qui oblige le voisin à tenir


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